lundi 10 mars 2008

Les générations jansénistes

J'ai failli intituler ce message "la lutte des classes chez les jansénistes", mais je me suis dit in extremis que ce serait peut-être un peu provocateur.

Je suis en ce moment en train de compter, classer, ranger "mes" jansénistes. C'est-à-dire que je reconstitue les membres et proches de la Société de Port-Royal entre 1801 et 1950 (à peu près), en essayant de tirer quelque chose de cette masse de personnages.

Faire une frise en montrant qui est présent à quelle époque, analyser cette frise avec ce que je sais de chaque nom qui y est inscrit, puis relier ces résultats à mes connaissances sur les jansénistes des périodes antérieures m'amène à me poser de sérieuses questions sur la composition des groupes qu'on appelle "jansénistes".

En effet, il y a une sorte de roulement, de renouvellement des générations, à intervalles réguliers, qui font qu'on pourrait presque en tirer des conclusions étonnantes. Je vais sans doute creuser un peu pour étayer cette impression, d'abord diffuse, mais qui se trouve de plus en plus confirmée par mes classements.

Tout d'abord, un constat : il y a des groupes de jansénistes (ou du moins qu'on appelle comme ça) du milieu du XVIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle. Je laisse volontairement de côté les convulsionnaires, qui répondent à une autre logique.

Ces groupes de jansénistes, très marqués par la transmission patrimoniale et mémorielle de l'histoire de Port-Royal et du jansénisme, pourraient être composés des descendants des premiers jansénistes. Après tout , ce serait le plus logique : associer un patrimoine spirituel et matériel à la cohésion familiale est sans doute le meilleur moyen de faire perdurer un groupe.

Or il se trouve qu'il n'en est rien : tous les cinquante ans environ, une génération de jansénistes disparaît et c'est une autre, composée de nouvelles familles, qui reprend le flambeau. Tout n'est pas brutal, les transitions se font en douceur, mais enfin cela est assez flagrant.

À ce renouvellement des familles s'ajoute un autre constat. Je préviens que j'avance-là des hypothèses de recherche, qui ne sont confirmées par aucun ouvrage scientifique, pour la simple raison qu'elles proviennent des mes recherches.
Donc, deuxième constat : le jansénisme est affaire de bourgeoisie. Les Arnauld au XVIIe siècle sont un exemple parfait de cette haute bourgeoisie d'Ancien Régime. Passée la génération de l'âge d'or de Port-Royal, les Arnauld disparaissent de la scène janséniste. Ils sont remplacés par d'autres, de niveau social beaucoup moins élevé. Les Pasquier Quesnel et autres n'ont pas la prestance des Arnauld.

Puis on arrive au XVIIIe siècle. Comme l'a montré Marie-José Michel dans sa thèse sur le jansénisme et Paris, les plus fervents partisans du jansénisme se trouvent dans la petite et moyenne bourgeoisie, et chez les curés de paroisse. Il y a loin à cette époque des anciens frondeurs, princes de sang royal etc... On est dans un jansénisme populaire.

Ceux qui vont, sans passer totalement du côté des convulsionnaires, maintenir le souvenir de Port-Royal et du jansénisme au cours du XVIIIe siècle sont la partie la plus élevée de ce jansénisme populaire : magistrats, avocats, parlementaires. On y retrouve Louis-Adrien Le Paige, par exemple. La noblesse est singulièrement absente de ce mouvement, de même que la très haute-bourgeoisie.

À la Révolution, les cartes, si on peut dire, sont redistribuées. La génération des parlementaires disparaît et laisse place à de nouveaux groupes jansénistes. Ceux-ci, les fondateurs de la Société Saint-Augutin (future société de Port-Royal) en 1802, sont à nouveau plus "bas" dans l'échelle sociale que leurs prédécesseurs. Bourgeoisie moyenne (notariat notamment), marchands parfois, ils sont au début de leur ascension sociale. Grâce aux institutions impériales notamment, certains (dont l'emblématique famille Rendu) vont progressivement s'élever et former une nouvelle bourgeoisie. On les voit dans les années 1830, devenus de très hauts fonctionnaires, d'illustres médecins, de riches négociants. Ils ont fait leur place dans la société du XIXe siècle, sans renier leur attachement au jansénisme.

Et voilà que cette génération, au tournant des années 1850, vieillit à son tour et se retire. Ce ne sont, une fois encore, pas leurs descendants qui reprennent le flambeau, mais de nouvelles familles. Et, une fois encore, on redescend d'un cran dans l'échelle sociale pour ce recrutement. Ce sont à nouvau de petits négociants, des professeurs issus de l'enseignement janséniste (comme le père d'Augustin Gazier par exemple), de petits rentiers qui reprennent la Société. Et comme leurs prédécesseurs, ils vont progressivement faire leur ascension sociale.

Quand, dans les années 1900-1910, cette génération-là se retire à son tour, la donne change enfin : la seule famille qui s'est véritablement investie corps et âme dans le souvenir janséniste est la famille Gazier. La Société va donc majoritairement se renouveler en recrutant ses membres parmi cette famille et ses alliés (matrimoniaux principalement). Pour étoffer, on ne va plus chercher d'autres familles jansénistes mais plutôt des personnes qui peuvent apporter une compétence particulière à la vie de la Société : un notaire, un universitaire, un journaliste etc... Cette modernisation salutaire permet à la Société de vivre sans trop de problèmes de recrutement jusqu'à nos jours, avec toujours le pivot formé par la famille Gazier.

Cette rapide démonstration, qui n'a rien de bien scientifique mais se base sur un constat fait à partir de mon étude des sources me travaille quand même un peu : qu'est-ce qui fait que le souvenir janséniste n'arrive pas à se transmettre de génération en génération dans les familles (je met la famille Gazier à part) ? Pourquoi cette constance à associer activités jansénisantes et ascension sociale, et ensuite cet éloignement de la cause, une fois le but atteint ?

Il n'est pas question de dire que ce sont les activités mémorielles des membres qui leur ont permis de s'élever dans la société, mais bien de chercher à comprendre pourquoi ces deux faits sont intimement liés, et pourquoi le souvenir janséniste a fleuri dans une classe sociale - la moyenne bourgeoisie - qui n'est au départ pas la plus probante pour ce genre de "mission". La logique aurait voulu soit que le jansénisme fût un bien populaire, dans son aspect de rébellion et de provocation, soit au contraire que son côté élitiste et exigeant lui conserve la fidélité des intellectuels et de la haute-société.

Quand on a été nourrie de lectures balzaciennes, stendhaliennes et flaubertiennes, on a du mal à s'imaginer ces bourgeois de littérature, tellement caricaturaux, tellement matérialistes, tellement peu sensibles, on a du mal à se les imaginer voués au souvenir de Port-Royal. Et pourtant, c'est grâce à ce milieu social intermédiaire que les biens matériels et mémoriels de Port-Royal ont pu survivre.

Soyons justes : la "grande" image de Port-Royal, celle de Sainte-Beuve, ne vient pas tout à fait de là. Et elle se propage essentiellement dans les milieux intellectuels. Mais qui va-t'elle inspirer en premier lieu à la fin du XIXe siècle ? Les républicains pédagogues, ces Jules Ferry, Ferdinand Buisson, et autres concepteurs de l'école laïque et républicaine à la française. Et ces républicains sont de purs produits de la bourgeoisie, eux-aussi. Une bourgeoisie un peu différente, en pleine ascension sociale elle-aussi : la bourgeoisie protestante.

Mais cela est une autre histoire. Les rapports entre jansénisme et protestantisme sont très intéressants à étudier, je vous en ferai profiter une autre fois.

lundi 3 mars 2008

Comment on peut tomber dans le jansénisme...

Ce soir, pas de portrait, pas de théologie, pas d'église janséniste.

Je vais montrer un peu comment j'ai pu "tomber en jansénisme". En effet, il n'est pas logique a priori, à 20 ans tout juste, de se lancer pour des années d'étude sur le jansénisme (en comptant ma maîtrise et mon DEA, ça fait quand même plus de 7 ans que je m'y consacre...)

Tout est parti d'un cours de Licence sur l'enseignement de l'Histoire sous la IIIe république. Une passionnante enseignante de Rennes II nous montrait à quel point l'enseignement est politique, et d'autant plus sous la IIIe république, où il fallait définitivement enterrer des siècles de monarchie pour installer durablement le régime républicain. N'oublions jamais que le XIXe siècle français a vu se succéder pas moins de 9 régimes différents... Tout était donc à faire, pour que les petits français soient convaincus de la nécessité d'être de bons républicains.

On connaît généralement la propagande militariste entre la guerre de 1870 et 1914. On se rend moins souvent compte de l'importance de l'enseignement de l'Histoire pour l'installation durable d'une mentalité républicaine.

Bref, je décide de travailler dessus pour ma maîtrise. Quittant Rennes pour la région parisienne, je prend contact avec le professeur tenant la chaire d'histoire de l'éducation à Paris IV. Il est d'accord, mais me prévient que les manuels d'histoire de la IIIe république ont déjà été très étudiés. Contacté en juin, il me laisse jusqu'à la fin du mois d'août pour trouver un sujet susceptible d'être traité, donc prêtant à polémique, et bien sûr un sujet qui n'ait pas déjà été traité.

Je prend donc mes quartiers d'été à l'INRP (l'Institut National de la Recherche Pédagogique) rue d'Ulm. Je m'installe dans l'immense cave, remplie de rayonnages regroupant la quasi-totalité des manuels de toutes les matières possibles et imaginables, pour tous les niveaux, des années 1860 à nos jours.

Je me plonge dans les manuels d'histoire du secondaire, pour avoir plus de matière. Beaucoup de sujets ont déjà été traités par d'autres étudiants en maîtrise, de la place des protestants à Jeanne d'Arc, en passant par Louis XIV, Clovis, la Révolution et l'image de Louis XI. Il faut bien avouer qu'il ne reste plus grand chose... Je lis et relis mes manuels, mélangeant ceux de l'école publique et de l'école privée, et soudain je me rappelle d'un oral de licence qui portait sur le jansénisme. Il m'avait fallu broder sur le rôle du jansénisme parlementaire au XVIIIe siècle, pas facile...

Quoi qu'il en soit, je reprends mes manuels et me rend compte que non seulement la vision du jansénisme est totalement différente entre les manuels de l'école publique et ceux du privé catholique, mais qu'en plus cette vision évolue grandement dans le temps. Je tiens donc mon sujet.

Mon professeur est d'accord, quoique légèrement sceptique. Mais je sais que ça peut marcher, donc je me lance. Très vite, il faut s'organiser : choisir quels seront les manuels étudiés, sur quelle période, et quelle va être ma grille de lecture. Je décide, après avoir vu un peu comment ont procédé les autres avant moi, de faire une étude fouillée sur le discours, les illustrations, la place de mon sujet dans les manuels et l'évolution comparative de tout ça.

J'ai donc choisi environ 200 manuels, moitié public, moitié privé. Les programmes scolaires ne changeant pas trop, je traite essentiellement l'équivalent de la classe de 3e. La période choisie va de 1868 (quand je commence à avoir un nombre suffisant de manuels) à 1968, où le jansénisme est réduit à une telle peau de chagrin dans les manuels qu'il devient impossible d'analyser son traitement.

Je fais des tableaux, où chaque manuel porte un numéro. Je vais donc transcrire tous les éléments présents : quels personnages sont cités, combien de pages prend la leçon par rapport à la taille du manuel, à quel endroit elle est placée dans l'organisation du manuel (c'est important), quels sont les éléments de la leçon, quelle est l'illustration. Cela permet déjà de voir l'évolution dans le temps de l'importance du jansénisme dans les manuels. Et là, pas de mystère : ce sujet, jugé très important à la fin du XIXe siècle, décline progressivement au cours du XXe siècle. Il est toujours davantage traité dans les manuels du public, mais son importance quantitative et la richesse des leçons baisse chronologiquement.

La deuxième étape est plus subtile. Il s'agit d'analyser le discours à l'intérieur des leçons. J'ai donc recensé tous les qualificatifs utilisés, faisant des listes d'adjectifs et d'adverbes, les croisant, les triant par ordre d'importance, les regroupant par ordre chronologique etc... Cela permet de voir quelle est réellement la vision donnée du jansénisme, quel est le type de discours utilisé. C'est un peu compliqué parce qu'il faut tenir compte de la diversité public / privé, de l'évolution dans le temps etc... mais c'est absolument fascinant. Je faisais ça à la main, n'ayant pas d'ordinateur portable. Donc des tableaux interminables, avec des codes de couleur, pour essayer de faire ressortir de façon statistique et un peu sérieuse les impressions que j'avais à la lecture des manuels.

Quand on traite 200 manuels, c'est long. Mais à la fin, la satisfaction de voir se dessiner de nettes tendances, de réelles évolutions, compense largement ce travail de décorticage un peu fastidieux par moments (et puis travailler dans une cave, c'est assez peu motivant).

Après avoir recueilli toutes ces données statistiques, j'ai rencontré une professeur spécialiste du jansénisme (mon actuelle directrice de thèse) qui m'a un peu guidée pour repérer d'éventuelles erreurs ou approximations dans les manuels, et pour parfaire ma connaissance du jansénisme. J'ai également croisé mes résultats avec la bibliographie existante sur la "propagande" historique dans les manuels. J'ai pu également voir toute l'importance de Port-Royal pour les républicains pédagogues protestants de la fin du XIXe siècle, à partir du manuscrit de l'Habilitation à la Direction de Recherches de Patrick Cabanel, que mon professeur m'avait prêtée.

Je ne vais pas détailler ici tous les résultats de ce travail de maîtrise, d'autant plus que je vais les reprendre (en les synthétisant) pour ma thèse. Juste insister sur le fait que le jansénisme, absolument oublié de nos jours par l'éducation nationale, a été largement utilisé pendant des décennies comme enjeu politique et mémoriel dans l'enseignement de l'Histoire. La tragique fin de Port-Royal, les persécutions royales et religieuses des jansénistes permettent aux républicains de dénigrer la royauté et la papauté. À l'inverse, pour les manuels catholiques, les jansénistes sont coupables de tous les maux : affaiblissement du pouvoir royal, crise religieuse, responsabilité dans le déclanchement de la Révolution française et déchristianisation de la France, tout est de leur faute.
Que ce soit pour les dénigrer ou leur en faire crédit, les jansénistes et les protestants sont très souvent rapprochés, ce qui est assez cocasse quand on sait la haine que les jansénistes vouaient aux Réformés.

Bref, cette année de recherche m'a permis de prendre conscience de plusieurs choses : d'une part que tout évènement historique peut être utilisé pour une cause, quelle qu'elle soit, pourvu qu'on sache tourner un texte. Parfois même (le plus souvent sans doute), ce biais idéologique est inconscient, simplement dicté par des présupposés idéologiques et religieux. Cela permet également de se rendre compte de l'importance du vocabulaire et de l'écriture en général. Chaque adjectif compte, chaque tournure de phrase est porteuse de sens. Cela m'a donné (ou renforcé) un grand sens critique sur mes lectures. Même si le traitement statistique a tendance à gommer les subtilités sémantiques, il permet tout de même de mettre en valeur l'importance du choix des mots.

Enfin, et surtout, cette étude m'a permis de me rendre compte qu'il y avait une vraie recherche à faire sur le discours historique concernant le jansénisme. Entre la réalité historique (ou ce qu'on en sait) et l'image actuelle de Port-Royal, l'écart est grand. Cela m'a donné envie de remonter aux origines de ce discours, et donc de m'intéresser à la fois aux derniers jansénistes, aux descendants de Port-Royal, mais aussi à la construction du discours intellectuel sur Port-Royal.

Si je parle souvent ici des jansénistes, je viendrai dans quelques temps à parler de la relation entre Port-Royal et les intellectuels du XIXe siècle, étude tout aussi passionnante à mes yeux.

Voilà comment on peut "tomber en jansénisme", partir d'une toute autre préoccupation et se prendre d'un grand intérêt pour un sujet austère à première vue, mais d'une richesse incroyable. Peu de moments d'ennui finalement, pour beaucoup de satisfactions intellectuelles, de ces petits moments magiques où tout d'un coup on comprend l'enchaînement des choses, où on peut relier une intuition à des sources réelles, connecter des personnages ou des concepts qui semblaient étrangers, voir se dessiner au fur et à mesure des recherches et analyses une vision de l'histoire, un discours, un monde ancien totalement oublié.