jeudi 31 janvier 2008

La Société de Port-Royal, suite de l'histoire

Je vous avais laissé, il y a quelques jours, aux portes de la Révolution.

Il n'y avait pas de Société bien définie, juste des groupes gérant des fonds destinés aux œuvres jansénistes. Nous allons voir ce soir que la Révolution, si elle a été source de troubles et de divisions chez les jansénistes, a paradoxalement permis à une véritable société de voir le jour.

La Révolution française pose globalement deux problèmes majeurs aux jansénistes (comme a la plupart des français de l'époque). Le premier est celui de la forme du pouvoir. Un problème politique, donc. Le second est d'ordre religieux, et se concentre sur la Constitution Civile du Clergé.

En théorie, la monarchie française étant de droit divin, les deux problèmes sont intimement liés et on ne peut concevoir un régime qui ne soit intrinsèquement catholique et lié au Pape.
Mais le XVIIIe siècle est passé par là, avec son début de réflexion sur la séparation des pouvoirs et une relative laïcisation de la fonction politique.

Pour nos jansénistes, les choses sont un peu spéciales : depuis plus de cent ans, ils sont à la fois persécutés par le pouvoir royal et par les autorités religieuses. Ils ont donc développé un certain nombre de réflexions qui en font, non pas des révolutionnaires, mais pour le moins des critiques acerbes de la monarchie et de la papauté.

On retrouve très souvent aux côtés des jansénistes les parlementaires du XVIIIe siècle. Ceux-ci s'opposent régulièrement au roi, non pas comme on le dit souvent pour défendre le peuple, mais pour combattre l'absolutisme royal. Il y a une sorte de front uni entre jansénistes et parlementaires pour s'opposer systématiquement au roi et à ses ministres. Lorsque les jansénistes sont attaqués, bien souvent les parlementaires les défendent. Un certain nombre de jansénistes sont donc plutôt heureux, au départ, du tour que prend la Révolution. Elle leur semble être une salutaire remise à plat de la fonction monarchique et correspond bien à la tendance richériste qui est assez importante dans le milieu janséniste.

Le richérisme est une doctrine ecclésiologique (donc touchant à l'organisation de l'Église) qui déclare que le Pape est soumis, en terme d'autorité temporelle et dogmatique, au Concile, donc à l'ensemble des évêques représentant le peuple chrétien. Cette vision, qui se revendique des débuts de l'Église, est réactivée à partir du XVIIe siècle pour faire pendant aux tendances monarchiques des papes. Ceux-ci font en effet évoluer de plus en plus l'Église vers une monarchie où le pape aurait autorité sur l'ensemble des questions, temporelles et spirituelles. N'oublions pas qu'à cette époque le dogme de l'infaillibilité pontificale n'a pas encore été proclamé. Cette notion d'infaillibilité, qui se répand de plus en plus, est très mal acceptée par un certain nombre de membres du clergé, dont les jansénistes.

Cette digression est importante pour comprendre l'attitude des jansénistes sous la Révolution. En effet, si la plupart d'entre eux accepte sans problème les débuts de la Révolution, c'est justement au nom de ces conceptions richéristes. En essayant de ne pas faire d'anachronisme, on pourrait dire que les jansénistes sont favorables à une certaine dose de démocratie dans la vie politique et religieuse. On trouve d'ailleurs de nombreux députés jansénisants au début de la Révolution, comme Lanjuinais, Grégoire et bien d'autres.

Dans un deuxième temps arrive le problème de la Constitution Civile du Clergé. Cette constitution vise à faire des prêtres des citoyens au service de la Nation, et à leur faire jurer fidélité au nouveau régime. La majorité des prêtres jansénisants prête ce serment, qui va très bien avec leur conception gallicane de l'Église. Mais, après de longs mois d'attente, le Pape condamne ce serment. Cela va faire réfléchir un certain nombre de jansénistes. Certains se rétractent, comprenant qu'en persistant dans leur serment, ils se coupent du Pape. D'autres, comme l'abbé Grégoire, non seulement ne renient pas leur serment, mais mettent en place une véritable Église nationale.

Cette Église fonctionne de 1791 à 1801. Elle est très mal connue, et très décriée. Pourtant, elle va faire l'expérience réelle du richérisme et du gallicanisme. Elle tient deux conciles nationaux, en 1797 et en 1801. Elle élit ses prêtres, ses évêques, fonctionne en totale autonomie et n'hésite pas à s'élever contre la déchristianisation à l'œuvre pendant la Terreur. Ses membres, les prêtres "constitutionnels" ou "jureurs", sont assez mal vus dans l'historiographie. Ils sont souvent comparés aux prêtres qui ont jeté leur soutane aux orties et ont profité de la Révolution pour se marier. Or il n'en est rien, ce sont des prêtres d'une grande foi et souvent d'une grande qualité. Simplement, ils ont choisi la Révolution, et sont souvent républicains. Les têtes pensantes de cette Église gallicane sont presque tous jansénisants. Ils se regroupent dans la Société Libre de Philosophie chrétienne, dont j'ai parlé à propos de Grégoire. Derrière eux, une bonne partie de la société janséniste parisienne les suit.

Ils sont bien sûr horrifiés des excès de la Révolution, mais restent pendant toute la Révolution à Paris.

Il y a bien sûr des jansénistes qui n'ont pas suivi ce mouvement. Certains, curieusement, sont devenus tout d'un coup des ultra-royalistes, voyant dans la Révolution une manifestation de l'Antéchrist, une sorte de punition divine. C'est le cas, par exemple, de Louis Silvy. Il se cache pendant une partie de la Révolution, et sera ensuite un fervent partisan de la Restauration. Ces jansénistes royalistes et anticonstitutionnels sont farouchement opposés à leurs anciens confrères.

Pour ce qui est de l'argent qui se transmettait pendant le XVIIIe siècle, la Révolution va être un moment fondateur : la plupart des tontines sont désorganisées, bien souvent les fonds se retrouvent aux mains d'une seule personne, ou partent à l'étranger (principalement en Hollande). Il n'y a donc plus rien d'organisé.

C'est alors qu'à la fin de la Révolution, un petit groupe de parisiens jansénisants, des laïcs essentiellement, va décider de reprendre en main l'organisation des secours jansénistes. Ce groupe, fondé en 1802 par un entrepreneur, Jean Philippe Gaspard Camet de la Bonnardière, compte au départ une dizaine de membres. Il a pour objectif de récupérer les fonds des tontines pour financer des écoles gratuites pour les enfants, pour acheter des livres, pour secourir les prêtres.

C'est une société organisée qui naît, avec des statuts, un objectif, des membres connus. Mais elle ne porte pas de nom, n'apparaît nulle part, et fonctionne dans une semi-clandestinité. Pendant plus de 20 ans, elle s'attache à récupérer, un par un, tous les fonds existants. C'est un travail acharné de la part de ses membres. J'ai pu voir comment ils fonctionnaient en étudiant les archives de cette société. Quand ils ont repéré un détenteur de fond, un des membres le contacte, généralement en passant par un intermédiaire qui connaît le détenteur. S'ensuit alors une longue correspondance, pour cerner la personne, lui expliquer l'objectif de la société (toujours avec des mots couverts, des sous-entendus), et le prier soit d'entrer avec ses fonds dans la tontine de la société, soit de faire entrer des membres de la société dans sa tontine.

Il est assez remarquable que, malgré les divisions de la Révolution, les membres de la société aient pu ainsi récupérer la quasi-totalité des fonds. C'est d'autant plus intéressant que la plupart des membres de cette société ne sont pas des descendants de jansénistes "historiques" du XVIIIe siècle. Ceux-ci ont tendance à rester légèrement à l'écart de cette société.

Mais je vois que la Révolution m'a pris pas mal de temps (et encore, il y aurait tant d'autres choses à dire !), le XIXe siècle attendra donc encore avant de se dévoiler...

dimanche 27 janvier 2008

De la Boîte à Perrette à la Société de Port-Royal...

On la voit apparaître ici et là dans mes portraits, on la voit en sous-main partout, on a glosé sur elle depuis presque 300 ans, on la connaît si mal...

Ce soir, je vais donc commencer un portrait un peu spécial, celui de la Société de Port-Royal. Il me faudra sans doute plusieurs "post" pour en parler, c'est un sujet énorme, un sujet de thèse en soi. D'ailleurs, cette société occupe une bonne partie de ma propre thèse.

Je vais donc essayer d'en dresser le portrait, de vous faire découvrir son histoire secrête et mouvementée, ses membres parfois hauts en couleurs et ses actions déterminantes.

Cette histoire commence en 1695. La persécution contre les jansénistes est très active, de la part du pape comme de Louis XIV. Les religieuses de Port-Royal des Champs sont quasiment prisonnières dans leur monastère, les chefs du mouvement janséniste sont obligés de se cacher, voire de quitter la France. Un de ceux-là, un des plus influents, s'appelle Pierre Nicole.

Pierre Nicole a un peu d'argent, et il en reçoit de la part des sympathisants de la cause, pour aider les prêtres cachés à survivre. La légende dit que sa servante, qui s'appelait Perrette, gardait caché cet argent pour qu'il échappe aux persécutions. Elle l'aurait caché dans une boite à lait.

L'analogie avec la fable de La Fontaine est évidente. Ce n'est qu'une légende. Mais la réalité de l'argent est bien là. Nicole garde une somme importante, une sorte de "trésor de guerre" pour les temps difficiles.

À sa mort, il confie cet argent à quatre proches. Il le fait sous la forme de la tontine. La tontine est une forme de société assez particulière, qui a presque disparu aujourd'hui, sauf dans les pays pauvres. En fait, les membres de la tontine sont co-propriétaires de l'argent, qui est généralement placé. Quand l'un d'eux meurt, les autres se partagent ses biens. Normalement, le dernier survivant garde l'intégralité de l'argent. Ce système est à l'origine une manière de mutualiser les risques, d'investir en commun.

Mais dans l'optique janséniste, il ne s'agit pas de cela. En fait, dans l'absolu, à la mort d'un membre de la tontine, on fait entrer une nouvelle personne dans cette tontine. Ainsi, l'argent reste contrôlé, et peut traverser le temps en permettant le financement d'une cause ou d'une société de façon totalement opaque et occulte. C'est bien utile dans des temps où la liberté d'association n'existe pas.

Donc, dès le début du XVIIIe siècle, une société informelle, regroupée autour de ce dépôt d'argent, se forme. On a longtemps cru qu'il y avait une seule tontine, regroupant l'ensemble des finances jansénistes. En fait (Nicolas Lyon-Caen l'a bien montré dans sa thèse (1)), il y a plusieurs tontines, plusieurs fonds différents.

Chaque fond va soutenir une partie de la cause. Il y a le fonds destiné aux prêtres, ces prêtres appelants qui sont inquiétés par le pouvoir, et parfois privés de charge, et donc de moyens de subsistance. Il y a les fonds destinés aux œuvres convulsionnaires. Ceux-là servent à faire vivre les prêtres et les "soeurs" de l'Œuvre des convulsions, notamment ceux qui sont dans une semi-clandestinité.
Il y a également le fond qui soutient la toute nouvelle Église d'Utrecht, cette Église qui se sépare de Rome au cours du XVIIIe siècle par refus de la Bulle Unigenitus (il faudra que j'en parle un jour).
On a également de fortes sommes d'argent destinées à financer la publication des Nouvelles Ecclésiastiques, ce journal qui paraît sans interruption et clandestinement pendant tout le XVIIIe siècle, Révolution comprise.

Bref, différents fonds, différentes causes, mais au final des sommes très importantes. Malgré l'opacité et le secret, le public sait que de l'argent circule. Les Jésuites, notamment, s'en inquiètent. Ils dénoncent cette "caisse de secours du mouvement janséniste", qui pour eux n'est en réalité qu'un moyen de préparer leur propre chute.

On voit ainsi des rumeurs circuler, comme celle, par exemple, qui prête aux jansénistes l'intention d'amasser assez d'argent pour pouvoir acheter une hypothétique île dans la Mer du Nord, afin de s'y regrouper et d'y fonder "le pays de Jansénye".

Dans la guerre d'usure qui oppose durant tout le XVIIIe siècle appelants et jésuites, cette caisse (ou plutôt ces caisses) sont en permanence en fond, sans qu'on les évoque directement, mais on sent que la question pécuniaire est primordiale.

On suit assez bien la trace de ces fonds durant presque tout le siècle. Le fonds principal, celui de Nicole, a une traçabilité assez bonne, malgré quelques incohérences. Pour les autres, c'est principalement le travail de Nicolas Lyon-Caen qui a permis de les suivre, même si là également quelques petites choses "clochent". En fait, suivre ces fonds est très dur : il faut retrouver, dans les successions des supposés détenteurs de ces fonds, quels sont ceux qui sont légués à d'autres qu'à la famille, puis recouper les informations pour reconstruire les réseaux. C'est passionnant, mais long et parfois compliqué. Par exemple, c'est l'une des choses qui interpellait Paul R., dont je parlais l'autre jour : il ne comprenait pas ces legs étranges, faits à des inconnus, par les membres de sa famille.

La transmission de cette "Boite à Perrette" ne s'est pas toujours faite sans heurts. Un exemple parfait est l'histoire de Denis Rouillé des Filletières. Nous sommes en 1766. Cet honorable personnage, qui détient une part importante du fonds venant de Pierre Nicole, meurt. Ses héritiers, qui sont ses neveux, n'ont que faire des querelles jansénistes. Ils dénoncent le testament de leur oncle, refusant que les sommes qui avaient été léguées par un autre janséniste à leur oncle repartent entre les mains d'un nouveau janséniste. Pour leur défense, ils disent que la somme a été léguée à leur oncle, pas à une cause. Les avocats jansénistes mettent en branle leur redoutable réthorique, et à la suite d'un procès retentissant, qui met au jour une part du système, ils gagnent leur procès. Ce sont plus de 2 millions de Livres de l'époque (une somme très importante) qui reviennent ainsi dans la caisse janséniste.

Ce procès a tellement fait date dans l'histoire du barreau français qu'un siècle plus tard, quand Martial Parent-Duchatelet veut léguer une somme importante au journal de l'abbé Guettée (en 1868), les avocats et la presse ressortent cette histoire vieille de cent ans.

Si des fonds circulent, cela ne veut pas dire pour autant qu'il existe une société véritablement constituée. Il s'agit plutôt de réseaux qui interagissent. Une sorte de nébuleuse jansénisante, aux visages multiples, qui agit tant à Paris qu'en province, tant en France qu'à l'étranger. Le "parti janséniste", tel que les jésuites le décrivent, n'existe pas vraiment. Et c'est sans doute ce qui a permis aux fonds et à ses possesseurs de pouvoir durer, y compris pendant la Révolution.

Parce que voilà, à force de durer, on arrive à la fin du siècle, et la Révolution est là. Elle porte un coup terrible aux jansénistes, parce qu'elle va profondément les diviser.

Mais ce sera pour une autre fois, ce "post" se fait long, et si je commence à parler de la Révolution, il va doubler. On n'a pas fini, loin de là, avec la Boite à Perrette.

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*à lire pour une première approche (même s'il y a finalement quelques erreurs) : Cécile Gazier, La Société Immobilière de la rue Saint Jacques (notice historique), 15 pages (manuscrit), 1934

*(1) Nicolas Lyon-Caen, La boîte à Perrette, approche des finances du mouvement janséniste au XVIIIe siècle, Thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe, 2002.

mercredi 23 janvier 2008

Un janséniste devenu orthodoxe: le père Wladimir Guettée

C'est encore un portrait que je vous livre ce soir...

Le portrait d'un homme curieux, dont la vie regorge de rebondissements, un homme étrange et attachant.

Il s'appelle René-François Guettée. Il est né en 1816 à Blois, dans une famille assez aisée. Profondément pieux, il entre vite au séminaire de sa ville.

Le jeune Guettée est sans doute un enfant surdoué. Enfin, je ne vois que ce genre de profil-là pour expliquer à la fois son esprit brillant, son caractère difficile, son inconfort total en société, et le mélange d'agacement et d'admiration qu'il suscitait chez ses contemporains, et qu'il a suscité ensuite, même chez moi, qui l'ai pas mal "fréquenté" dans mes archives.

Donc René-François Guettée est au séminaire. Il est doué, très doué. Il est agacé par le mauvais niveau d'instruction de ses congénères. Il en remontre à ses professeurs sur certains points de doctrine, bref il est à la fois premier de la classe et mouton noir. En fait, il fait un peu penser au Julien Sorel de Stendhal, dans Le Rouge et le Noir. Le cynisme en moins, la foi en plus.

On peut pousser l'analogie stendhalienne un peu plus loin encore : Guettée , comme Julien, se lie avec de vieux prêtres gallicans, refusant l'ultramontanisme ambiant et la médiocrité du recrutement des séminaristes. Assez mal noté, il est envoyé comme vicaire, après son ordination, dans une toute petite paroisse rurale.

Le curé du coin est, selon Guettée, "débauché et malveillant". Lui, il profite de ses rares temps libres pour se rendre à Blois, dans la riche bibliothèque de Mgr de Thémines, l'ancien évêque de Blois avant la Révolution, qui est devenue la bibliothèque municipale. Mgr de Thémines était, sinon janséniste, au moins profondément gallican. Guettée a donc accès à des ouvrages qui orientent sa pensée dans un sens toujours plus anti-romain et favorable au jansénisme. N'oublions pas également le souvenir à Blois de l'abbé Grégoire, qui en fut l'évêque de 1791 à 1801.

Bref, Guettée baigne dans une ambiance jansénisante. Et sa réaction de rejet de la hiérarchie le fait approfondir cette voie. Il sent que sa nomination a été une punition, il va donc se lancer dans une forme de vengeance subtile mais efficace : l'écriture.

Guettée a l'ambition (et c'est un ambitieux coriace) d'écrire, ou plutôt de réécrire, tant pour la forme que pour le fond, toute l'histoire de l'Église de France. Une entreprise titanesque qui ne fait pas peur à notre curé de campagne, tout à fait assuré de ses capacités.

L'évêque de Blois le repère. Le premier tome de son Histoire de l'Église de France est en effet bien apprécié, sauf des Jésuites. Il a parait en 1847.

Guettée, qui brûle de quitter sa campagne, obtient enfin une place à Paris, auprès de Mgr Sibour, évêque gallican de Paris. Il est professeur puis aumônier à l'hôpital Saint-Louis. Parallèlement, il poursuit ses publications. En 1851, il en est à 6 tomes de son Histoire. Ses écrits sont vigoureux, écrits dans un style vivant et à la limite permanente de la provocation et de l'impertinence. Guettée y glorifie le gallicanisme, prône le richérisme, bref il agace, mais sans jamais dépasser la ligne de la rébellion. Sibour semble le protéger.

Mais coup de théâtre, en 1852, tous ses ouvrages sont mis à l'Index par Rome. Cela veut dire qu'un chrétien n'a plus le droit moral de lire ces ouvrages. C'est un coup dur pour Guettée, qui accuse (sans doute avec raison) les ultramontains et les jésuites d'avoir œuvré pour cette condamnation. Il commence alors une séparation lente d'avec sa hiérarchie. Mgr Sibour l'éloigne peu à peu de lui.

Guettée commence, à cette époque, à fréquenter d'autres gallicans, des laïcs. Ceux-ci écrivent dans un journal, l' Observateur Catholique, journal furieusement gallican, qui défend le souvenir de Port-Royal et du jansénisme. Il faut dire que derrière ce journal, on trouve la Société Saint-Augustin, qui regroupe les descendants des jansénistes, et qui est propriétaire des ruines de Port-Royal des Champs (c'est la future Société de Port-Royal, qui existe encore de nos jours). Guettée s'en rapproche donc.
Il se lie notamment d'amitié avec un certain Martial Parent-Duchatelet, pudiquement qualifié d' "exalté" par ses condisciples, ce qui n'est pas peu dire. Parent-Duchatelet est riche, et il aime ce qu'écrit Guettée. Il va donc financer et faire financer par la Société la suite de l'Histoire de l'Église de France, ainsi que des ouvrages promouvant Port-Royal et fustigeant les Jésuites. Chaque livre, à sa sortie, est mis à l'Index. L'éditeur de Guettée, Didot, refuse de le publier, ce qui oblige Guettée à le faire à ses frais (et à ceux de la Société de Port-Royal). Il parvient cependant à vendre assez bien chaque tirage, grâce au réseau janséniste qui se soutient dans la France entière.

En 1857, Mgr Sibour est assassiné en plein office dans l'église Saint-Etienne du Mont par un jeune prêtre, l'abbé Verger. Guettée est alors en pleine tourmente, puisqu'il avait protégé ce prêtre, avec l'appui de Parent-Duchatelet, avant qu'il ne commette son crime. Le successeur de Sibour interdit à Guettée d'avoir désormais toute charge ecclésiastique.

Guettée s'intéresse alors à l'Église orthodoxe. Cette attirance pour l'Église orthodoxe n'est pas une nouveauté dans la mentalité jansénisante, j'en parlerai une autre fois. Mais pour Guettée, elle va prendre une forme radicale. En effet, en 1858, lors de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception, il se soucie de ce qu'en pensent les orthodoxes et bâtit son opposition au dogme sur ces positions. En 1859, il fonde un nouveau journal, l'Union Chrétienne, qui est dès le départ axé sur une réflexion pro-orthodoxe. Il se brouille alors progressivement avec les jansénistes, qui ne comprennent pas que sa réflexion sur un retour aux sources de l'Église passe par un rapprochement avec une Église qu'ils ne voient que comme "schismatique".

Guettée passe outre. Le pas est franchi en 1861, lorsqu'il assiste à l'inauguration de la première église orthodoxe parisienne, rue Daru. Il est traité comme un invité de marque. Lors du dîner suivant l'inauguration, il discute avec des théologiens orthodoxes, mais surtout avec l'évêque orthodoxe Joseph Wassilieff, qui le convaint de rejoindre l'orthodoxie. Guettée s'inquiète du reniement de son Église, mais les orthodoxes le rassurent : il n'aura rien à changer, on ne lui demandera rien, rien d'autre que de quitter une Église qui l'a déjà renié, lui.

Guettée est séduit. Il cherche, un peu naïvement, une reconnaissance. Il est en guerre avec tout le monde dans l'Église catholique. Il veut quitter un monde ecclésiastique qu'il pense corrompu par la monarchie pontificale, il veut retrouver les sources de l'Église primitive.

Il change alors de nom et devient le père Wladimir Guettée. Il voyage beaucoup en Russie, il est reçu par le Tsar, il est décoré des plus hautes distinctions russes. Il fréquente les théologiens russes orthodoxes, et on dit même qu'il aurait influencé Dostoïevsky. On le voit alors sur les photos, avec l'ample soutane des popes, une grande barbe lui mangeant le visage. Plus rien à voir avec le curé de la campagne blésoise qu'il était une trentaine d'années auparavant.

Son animosité contre l'Église catholique ne faiblit pas : il écrit un livre, dont le titre (La Papauté schismatique) est à lui seul un programme. Il a pris la nationalité russe, mais s'installe au Luxembourg. Ses livres sont traduits dans toutes les langues du monde orthodoxe, mais il reste personna non grata en France. Il meurt en 1892 et, après un service religieux dans l'église russe de la rue Daru, il est enterré au cimetière des Batignolles.

Il a laissé des mémoires, les Mémoires d'un prêtre catholique devenu orthodoxe, qui sont quasiment introuvables en France, mais qui sont un monument. On y décèle à chaque page à la fois un orgueil incroyable (il a toujours raison, seul contre tous), une haine implacable pour cette Église catholique qu'il avait tant aimée, un respect profond pour Port-Royal (agrémenté de quelques sarcasmes bien sentis sur les membres de la société janséniste de son époque) et une gratitude presque touchante de naïveté pour les orthodoxes.

Guettée a été en son temps objet de scandale (c'est le premier prêtre catholique devenant orthodoxe dans la France du XIXe siècle), objet de réflexion, notamment pour toutes les petites Églises, ou Églises Vieilles-catholiques d'Europe (encore un sujet à aborder un jour), objet de fierté politico-religieuse pour l'Église orthodoxe. Et il semble ne pas avoir perçu tout cela. Lui, il avançait, sans prendre garde au scandale, sans se préoccuper des conséquences de ses colères homériques, de ses écrits vengeurs, de ses actes iconoclastes.

Comme je le disais au début, Guettée est un personnage agaçant et attachant. Si ses réflexions ne manquent jamais de pertinence, il a un caractère de chien, une manière de faire exaspérante, mais on ne peut s'empêcher de réfléchir à ce qu'il dit, a ce qu'il a vécu, au sens de sa vie. Et cela remet en question pas mal de choses, notamment sur les hiérarchies ecclésiastiques.

S'il est assez connu dans le monde orthodoxe, Guettée a été complètement oublié en France. On peut cependant lire une biographie intéressante sur lui, agrémentée de nombreux extraits de ses Mémoires :
-Jean-Paul Besse, Un précurseur. Wladimir Guettée, du Gallicanisme à l’orthodoxie, monastère orthodoxe St Michel, 1992, 175p.
Il existe également un recueil de ses principaux textes sur Port-Royal, agréablement préfacé par Gabriel Matzneff :
-Thérèse Monthéard, Père Wladimir Guettée et Port-Royal, Skit du St Esprit, Le Mesnil St Denis, 1992, 126p.

Voir aussi la notice du père Guettée sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Wladimir_Guett%C3%A9e

samedi 19 janvier 2008

Une famille ordinaire...

Ce soir, je parlerai d'une petite joie qui m'a été donnée il y a 2 ans de cela, pendant mes recherches jansénistes.

Comme je travaille à reconstruire le réseau des jansénistes au XIXe siècle, je suis amenée à travailler sur des familles entières, à suivre leurs actions et à essayer de les regrouper entre elles. Travailler sur un réseau ancien, c'est une sorte de jeu de piste, d'enquête policière. Sauf qu'il n'y a pas de témoins ou de suspects à interroger, seulement des archives.

Je travaillais donc sur les personnes qui ont créé au tout début du XIXe sièce la Société de Port-Royal. J'avais pour cela les archives de cette société, conservées à la bibliothèque de Port-Royal. Essentiellement des comptes-rendus de réunions, mais aussi quelques lettres. Curieusement, quelques noms revenaient souvent, sans qu'ils fassent partie de l'histoire "officielle" de cette société, telle qu'elle a été écrite à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle.

Pourtant, deux noms au moins me semblaient avoir une certaine importance. Je suis donc partie en quête de renseignements sur ces personnages. Première étape : épluchage en règle des Archives nationales. Là encore, c'est un sacré jeu de piste, avec ses fausses routes, ses petits trésors, ses déceptions. Je travaillais sur le Minutier central des notaires de Paris, c'est à dire un fond d'archives énorme regroupant tous les actes notariés de Paris depuis le XVIIe siècle.

Il ne faut pas imaginer que pour trouver les actes concernant une personne quelques clics de souris suffisent. Non. Il faut d'abord trouver quelle étude est concernée, puis faire défiler les microfilms pour retrouver les actes. En fait les registres d'époque ont été microfilmés, et on fait défiler les dates, en cherchant le nom qui nous intéresse. Inutile de préciser que cela prend des heures... Ensuite, on commande le carton correspondant, et on attend (1h30) que celui-ci arrive. Il ne faut donc pas se tromper. J'avais pioché dans les études des jansénistes, avec bonheur.

C'est ainsi que, de fil en aiguille, de carton en carton, j'ai pu retrouver les contrats de mariage, les inventaires après décès, les testaments etc... de cette famille. Ce sont des documents importants, parce que donnant tout un tas de détails sur la vie de ces personnes. Par exemple, dans un contrat de mariage au début du XIXe, on a fréquemment une dizaine de témoins. Ces noms sont précieux pour reconstituer les fameux réseaux. Dans les testaments, les volontés du défunt montrent clairement qui il est et, dans mon cas, à quel point il est "janséniste" (ou non). Les inventaires après décès sont fascinants, parce qu'on rentre dans l'intérieur de la maison du défunt. Avec le notaire, on fait le tour des pièces, on détaille la bibliothèque de la personne (encore une source de renseignements sur sa spiritualité), on connaît ses bibelots, son niveau de richesse, ses meubles.

Parallèlement à ces recherches, je regardais à la BNF s'il y avait des ouvrages, des manuscrits, bref des traces de ces jansénistes. Notamment d'un Ambroise R. qui me semblait important. J'ai finit par tomber sur un petit livre, écrit par un certain Marc Ambroise-R., et portant sur cette famille. Je m'empresse de le lire et découvre toute l'histoire de cette famille.

Montée à Paris au milieu du XIXe siècle, l'ancêtre (père d' Ambroise) était devenu clerc de notaire chez un notaire parisien, puis avait pris sa suite. La famille avait ensuite progressé dans l'échelle sociale, s'était installée dans les grands corps de l'État, avait vraiment prospéré. Un livre intéressant, bourré d'informations, construit sur des archives familiales. Mais pas un mot sur le jansénisme de cette famille. Alors que le notaire parisien chez qui le premier R. travaillait était furieusement janséniste, que sa fille avait été crucifiée près de 200 fois (ça vous pose un convulsionnaire, là !), qu' Ambroise était vraiment un des chefs de file de la société janséniste de 1802 à 1850, que plusieurs membres de la famille s'étaient mariés dans des familles jansénistes. L'auteur semblait ignorer tout un pan de l'histoire de sa famille.

Après un temps de réflexion, je me décide à écrire à l'auteur. Le livre ayant été publié à compte d'auteur (et destiné à la famille apparemment), je me disais que son auteur serait content de voir qu'il avait été lu par quelqu'un d'autre. J'espérais juste qu'il ne soit pas mort, car le livre datait bien d'une dizaine d'année.

Donc j'écris à Marc Ambroise-R, dont je trouve l'adresse dans l'annuaire. Une lettre demandant si les archives qui étaient utilisées étaient à sa disposition et si je pouvais les voir. Sans trop en dire, je lui écris aussi que j'ai des informations intéressantes à lui apporter sur sa famille. Au bout d'à peine une semaine, je reçoit une petite carte, écrite avec une écriture tremblotante, me disant de m'adresser à son cousin Paul R., qui est en possession de presque toutes les archives et qui est en meilleure santé que lui. Il me donne l'adresse mail du cousin en question.

Ni une ni deux, je saute sur mon ordinateur et envoie un mail. Paul R. me réponds dans la journée et m'invite à venir le voir chez lui, en banlieue parisienne, pour voir les archives. Son cousin l'avait prévenu, il a déjà l'eau à la bouche, il veut savoir.

Je prends donc une après-midi complète pour y aller. Dans cette ville de la banlieue est de Paris, je trouve une vieille maison adorable, au fond d'un jardin fleuri. Monsieur et madame Paul R. sont un couple charmant, de près de 80 ans. Ils m'accueillent avec café, petits gâteaux, amabilité extrême, et une curiosité visible. Je me félicite d'avoir mis une jolie jupe qui me rend sérieuse et d'avoir apporté toutes mes archives concernant leur famille. Échange de politesses, madame nous laisse, et je me retrouve avec Paul R. dans sa grande salle à manger, dont la table est couverte de papiers.

Je lâche le morceau tout de suite et lui parle de ses ancêtres jansénistes. Il se redresse sur sa chaise et me dis qu'enfin, il comprend "tout". Tout, ce sont ces phrases sybillines qu'il a vues sur les kilos d'archives dont il dispose. Tout, ce sont ces personnages qui reviennent sans cesse dans les écrits de ses ancêtres, et dont il ne sait rien. Tout, c'est cette espèce de piété morbide qui transparaît dans les papiers qu'il me fait lire. Tout, c'est cette impression diffuse qu'il avait en compulsant pendant des années tous ces papiers. Parce qu'en fait, c'est lui qui a fait toutes les recherches, son cousin (qui était journaliste) n'a fait qu'écrire le livre.

Paul R. est un sociologue, ancien chercheur au CNRS. Il comprend tout de suite l'intérêt de ses archives pour mon travail. Nous discutons pendant des heures, il est avide d'apprendre, de comprendre. Il me propose de venir consulter quand je le souhaite ses archives, mettant à ma disposition un petit pavillon ancien dans un coin de son jardin, qu'il veut ranger et nettoyer pour moi. Je suis touchée, je le remercie, et je repars avec dans le coeur la joie d'avoir à la fois pu faire avancer mon travail et donner à cet homme charmant des clés pour comprendre l'histoire de sa famille, qui lui tient tant à cœur.

Nous avions convenu de nous recontacter rapidement, et voilà qu'une semaine plus tard, je reçois un gros paquet par la poste. Paul R. m'a photocopié toutes ses archives familiales, et me les envoie. J'ai reçu ainsi plusieurs colis, en tout peut-être 5 kilos d'archives, de mémoires, une copie du livre de son cousin, des dizaines et des centaines de pages à lire. Tout ce qu'il me fallait pour entrer dans la vie intime d'une famille janséniste. J'ai les généalogies, les actes de naissance, les testaments, la correspondance familiale, les mémoires des uns et des autres etc...

Par cet apport inespéré, je peux ajouter plusieurs chapitres à ma thèse, lui donner une profondeur humaine qu'elle n'aurait jamais eu sans cela. J'ai pu faire notamment une intervention publique à Port-Royal des Champs sur la vie des jansénistes au XIXe siècle qui a été, je crois, une révélation pour mes auditeurs, persuadés jusque là que le jansénisme du XIXe était seulement intellectuel. Grâce à cette famille, j'ai fait une plongée dans l'intimité des personnages que j'étudie depuis des années. Une vraie mine d'or.

Je ne sais pas si Paul R. et son cousin seront encore là quand je soutiendrai ma thèse. Paul R. n'a pas voulu venir à Port-Royal le jour où j'ai parlé de sa famille, par pudeur sans doute, pour ne pas me gêner. J'espère pouvoir le revoir à la soutenance. Il a bien aimé les chapitres où je parle de sa famille (que je lui ai bien sûr envoyés en primeur), même s'il m'a dit trouver étrange de voir les siens décortiqués et analysés de cette façon. J'ai une grande reconnaissance pour cet homme qui a accepté de livrer ainsi sa famille à mon œil inquisiteur, me faisant confiance, même si certains aspects de sa famille ne sont pas roses. Heureusement que je n'ai pas trouvé de convulsionnaire fanatique dans sa famille ! Juste une femme un peu "spéciale", dont je parlerai sans doute un jour, mais rien de bien grave.

Bref, ce message était à la fois une occasion de remercier publiquement Paul R. de sa générosité (même si je doute qu'il me lise un jour), et surtout, surtout, une façon de montrer un peu comment je travaille.

Vous faire comprendre, chers lecteurs, que la recherche en histoire n'est pas qu'une affaire de rats de bibliothèques. Qu'on y trouve de grandes joies intellectuelles et humaines. Qu'on peut se faire plaisir et faire plaisir. Qu'on peut, du jour au lendemain, voir son travail complètement chamboulé, qu'on peut par le fait du hasard tomber sur des pépites d'or, qu'on doit alors sauter sur l'occasion et les faire fructifier.

Même s'il est dur parfois de tenir son sujet sur le long terme, même si une thèse sur le jansénisme ne changera pas la face du monde et ne remplira jamais mon compte en banque ni mon assiette, pour des instants comme ceux-là, je suis contente de faire mon travail.

Cher lecteur, encourage moi, si ce genre de petites histoires te plaît, dis-moi ce que tu en penses et comment tu veux que je continue à parler de mes jansénistes.


lundi 14 janvier 2008

Ce cher Henri Grégoire...

Encore un portrait ce soir (j'aime bien les portraits, je trouve ça plus vivant qu'un exposé)...

Il s'agit donc d'Henri Grégoire, le fameux abbé Grégoire, connu pour son action en faveur des Juifs et des noirs, et panthéonisé en 1989, avec Gaspard Monge et Condorcet.

Mais me direz-vous, pourquoi parler de Grégoire sur un blog de jansénistrerie ? Et bien oui, l'abbé Grégoire était janséniste, ou au moins jansénisant.

C'est un drôle de bonhomme, ce Grégoire. Né dans une famille modeste de Lorraine en 1750, il a toute sa vie combattu, créé, réfléchi, écrit, polémiqué, éduqué. Un touche-à-tout de génie, finalement assez mal connu et mal-aimé, sans doute à cause (justement) de cet éclectisme.

Un curé, donc. Un curé de campagne, à Emberménil (toujours en Lorraine). Il est visiblement marqué par la doctrine janséniste, malgré des études chez les Jésuites. Il veut, dans son ministère paroissial, améliorer la vie de ses ouailles. Alors il crée une bibliothèque gratuite et publique, pour les éduquer. Il se forme aussi en agronomie pour aider les plus pauvres à assurer leur subsistance.

Et puis il réfléchit. Il réfléchit sur les religions, sur la place des religions autres que catholique dans une France où un protestant et un juif n'ont pas d'existence officielle à la fin du XVIIIe siècle. Il correspond avec un pasteur protestant des Vosges, il assiste (au grand dam de son évêque) à l'inauguration de la synagogue de Lunéville. En 1787, il reçoit un prix de l'académie de Nancy pour son Essai sur la régénération physique et morale des Juifs. Nul relativisme dans son action, il veut simplement comprendre comment fonctionnent ses frères non-catholiques et œuvrer pour leur conversion. J'en parlerai un jour, mais la conversion des Juifs est une obsession des jansénistes, qui estiment que le jour où les Juifs seront convertis, la fin du monde arrivera et tous seront sauvés.

Dès le début de la Révolution, Grégoire se passionne pour les évènements. Il est député du Tiers Etat, il soutient la formation de l'Assemblée Constituante. Il devient rapidement un des chefs de file de la Révolution. Il faut dire qu'il n'est pas franchement royaliste, et même républicain convaincu. Il n'a donc aucun mal à accepter la destruction de la monarchie et des ordres anciens. Il accepte également sans soucis de conscience la Constitution civile du Clergé, qui détache potentiellement l'Église de France de la tutelle romaine, et contente le gallicanisme traditionnel des jansénistes.

Il est d'ailleurs un des premiers évêques élus, à Blois. Dès lors, il devient de facto le chef de file de cette nouvelle Église gallicane. Il continue d'ailleurs à réfléchir à ce que peut donner cette évolution. Il organisera deux conciles nationaux, en 1797 et 1801, de relatifs échecs.

En même temps, il est député à la Convention. Il raconte dans ses Mémoires qu'à la chute de la Monarchie, après avoir lui-même proclamé la République à l'Assemblée, il n'en a pas dormi tellement il était heureux. En pleine Terreur, il siège à l'Assemblée, en soutane violette, alors que la guillotine "raccourcit" au même instant certains de ses anciens collègues. Au moment du procès de Louis XVI, il est en mission dans les Alpes. Il refuse de voter la mort du roi, parce que d'une part il est opposé à la peine de mort, et que d'autre part il estime que le roi souffrira plus d'expier sa vie durant ses crimes en prison, plutôt que d'être rapidement exécuté. Il en garde quand même une solide réputation de régicide, qui le fait haïr des milieux royalistes.

Durant ces années révolutionnaires, Grégoire se rend régulièrement à Port-Royal des Champs, pour se ressourcer. Il a créé une association, la "Société libre de philosophie chrétienne", qui a pour objet de redonner vie aux études religieuses dans une France en pleine déchristianisation. C'est un véritable repaire de jansénistes et de gallicans, qui se rendent tous les ans sur les ruines de Port-Royal. Ils diffusent également un journal, les Annales de la Religion, où Grégoire peut marteler sans fin ses idées.

Décidément éclectique, il fait partie des commissions révolutionnaires qui tentent de reconstruire la France après la Terreur. C'est ainsi qu'il est un des piliers de la Commission pédagogique. Il se bat contre les patois et les langues régionales, au nom de l'unité nationale (il est assez mal vu chez les régionalistes, généralement). Il crée le Conservatoire National des Arts et Métiers, puisqu'il croit dur comme fer aux vertus de l'éducation technique. Il crée aussi le Bureau des Longitudes, qui a pour objectif la recherche géographique. Il réclame aussi (et obtient) l'abolition de l'esclavage dans les colonies, au nom de l'égalité des citoyens.

Sa présence incontournable le met paradoxalement à l'abri des différentes purges qui marquent la France révolutionnaire. Il n'est aimé par personne, du fait de ses positions paradoxales. Les royalistes le détestent (c'est un républicain), les républicains s'en méfient (c'est tout de même un curé), mais personne n'ose l'affronter.

C'est finalement Napoléon qui aura le dernier mot sur lui. Grégoire est un des rares du Conseil des Cinq-Cent à s'opposer à la prise de pouvoir de Bonaparte. l'abbé déteste le petit caporal, qui le lui rend bien. Bonaparte devenu Napoléon lui offre un siège de sénateur, mais Grégoire ne le garde pas longtemps. Il préfère se camper dans une posture d'opposant systématique, seul contre tous.

Il est effectivement seul, l'abbé Grégoire, même dans l'Église. Le pape avait condamné la constitution civile du clergé en 1791. Lors du Concordat de 1801 avec le pape, Napoléon demande au clergé constitutionnel comme à l'ancien clergé de démissionner, pour renommer des évêques et des prêtres de façon plus neutre. Mais Grégoire ne veut pas en entendre parler : il estime son élection valide et ne voit pas pourquoi il devrait démissionner. Il est donc condamné par l'Église, ne peut plus avoir de paroisse, ne peut avoir sa place dans le clergé français.

La fin de la vie de Grégoire est assez solitaire. Pas tout à fait accepté dans le milieu janséniste parisien, qui le trouve un peu trop républicain, il reste à sa marge. Entouré de ses secrétaires, les abbés Varlet et Rondeau, il classe, range, annote ses archives. Il écrit ses Mémoires, il rédige un gros ouvrage sur les sectes en France (un monument de sarcasme et de clairvoyance historique, d'ailleurs). Il écrit, il écrit, il écrit, il polémique dès qu'il le peut, mais finalement il est bien seul. La Restauration le navre, il ne cesse d'écrire contre Louis XVIII et Charles X.

Lorsqu'il est à la veille de mourir, en 1831, l'évêque de Paris refuse qu'on lui donne les derniers sacrements, puisqu'il ne s'est toujours pas soumis au Pape. Mais un de ses amis prêtres passe outre et l'administre. Les autorités décident de ne pas ouvrir d'église pour ses funérailles, mais une foule immense, se souvenant soudain du prêtre-citoyen, l'accompagne jusqu'au cimetière Montparnasse, Lafayette en tête du cortège.

Que dire de plus sur ce curieux abbé touche-à-tout ? Qu'il est un inconnu et un mal-aimé de l'Histoire. Qu'il a été panthéonisé pour des raisons qu'il aurait peut-être complètement reniées s'il avait eu son mot à dire : on le voit comme un libérateur des peuples opprimés, alors qu'il voulait essentiellement les rendre semblables au français-catholique pour les évangéliser et les faire rentrer dans le troupeau. On en a fait un démocrate, ce qui n'est pas faux, mais en oubliant le caractère impossible de cet homme, totalement intolérant à ses opposants. On en a fait (je trouve) un personnage mièvre et bien-pensant, alors qu'il était bouillant d'idées, brouillon, parfois contradictoire, dérangeant, mais terriblement attachant.

L'abbé Grégoire était un utopiste, il rêvait d'une société impossible, à la fois républicaine et catholique, à la fois pessimiste sur la nature humaine (il est profondément janséniste) et furieusement innovateur. C'est une figure centrale et attachante de l'Histoire, qui mériterait vraiment d'être un peu plus connue.

à lire :
- Rita Hermont-Belot, L'abbé Grégoire, la politique et la vérité, Seuil, 2000.
- L'article sur l'abbé Grégoire et les articles liés dans Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Gr%C3%A9goire

dimanche 13 janvier 2008

Les convulsions dans le texte...

Pour donner un peu de consistance à mes propos sur les convulsionnaires, je vous livre quelques textes d'époque, pour comprendre un peu de quoi il s'agit.

Tout d'abord, un macabre comptage qui concerne une "sœur" dite Sœur Crosse (Catherine Turpin), en 1761 :

"22 novembre : 2 000 lardements d'épée. La nuit précédente, elle en avait reçu une quantité inombrable. Elle appelle cela écrire sur son corps qui sert de Table (en références aux Tables de la Loi de la Bible). Pour le sang qui en sort, elle dit que ce sont des récompenses.
1er décembres : 1 000 coups d'épée et environ autant de coups de bûchettes. La buche ne pouvait lui suffire mais pour l'épée qui la soulageait bien davantage, elle la baisait et la caressait comme quelque chose qu'un enfant aimerait beaucoup. En général, les secouristes
(ceux qui procurent les "secours", donc les coups) sont plutôt tendus de fatigue que la sœur rassasiée de secours. Elle a dit : ''que Dieu se choisira des enfans qui se retireront dans des coins et qui sentiront là tous les coups que l'on porte à notre bonne mère l'Église."


Vient ensuite le supplice de la crucifixion. Un médecin, le Dr Morand, assiste à des séances en 1759-1760 et rapporte ainsi les faits dans un Rapport des opérations faites à Paris par plusieurs personnes que l'on disait faire des miracles :

"Je commence l'histoire de Félicité par la cérémonie la plus forte et la plus digne d'attention à laquelle ces filles s'étaient soumis : le Crucifiement ou la Crucifixion, car elles se servaient également de ces deux termes. Il est bon d'observer :
1- Qu'elles avaient à l'endroit des main et des pieds qui devaient recevoir les clous, des cicatrices fort dures par les opérations multipliées dans les mêmes endroits, lesquelles cicatrices expliquent le peu de sensibilité qu'elles doivent avoir lors de l'opération, où s'était fait une espèce de calus.
2- Il faut encore remarquer l'adresse qu'y mettait le sieur La Barre, étudiant d'abord l'endroit de la main qu'il devait percer en la tenant relâchée par la flexion des doigts. C'était presque au milieu de la main entre le troisième et le quatrième doigt ; c'est là où je lui vis enfoncer d'un seul coup de marteau un clou, de ceux que l'on appelle "demi-picards", fort aigu, peu épais, ayant quatre faces et une grosse tête. Le clou traversa la main et s'attacha à la croix, dans laquelle je jugeai qu'il devait être enfoncé de fort peu. La même chose fut faite aux deux pieds, à quelque distance au-dessous des doigts entre le troisième et le quatrième et pour cela ils furent placés convenablement pour la sûreté et la prestesse de l'opération.
Félicité ne donna point à chaque opération de marque de douleur, lorsqu'elle fut en croix elle montra de la gaieté tournant la tête de côté et d'autre et liant conversation avec ceux de l'assemblée qui voulaient bien s'y prêter. Elle avait une robe de coutil, religieusement conservée par elle, ayant servi à une fameuse convulsionnaire et l'une des saintes du parti : Gabrielle Mouler.
Félicité resta dans cet état près d'une demi-heure, je remarquai que ses plaies n'étaient point du tout ensanglantées, et qu'elles fournirent très peu de sang lorsqu'on ôta les clous.

Après cette cérémonie, Félicité demanda qu'on lui perçat la langue. Sur le champ, le Papa (c'est ainsi qu'elle nommait le sieur La Barre), alla chercher un petit bout de lame d'épée qui à force d'être diminué d'épaisseur ressemblait à un stylet : ayant saisi la langue par le bout avec deux doigts de la main gauche, il la perça de part en part à environ un pouce de son extrêmité. Au même endroit le Papa lui fit, avec un autre instrument bien tranchant, une légère incision en croix qui fournit quelques gouttes de sang aisément étanchées."


Comme on le voit, les secours vont loin. Mais tout cela est accompagné le plus souvent de messages, sous forme d'imprécations ou de prophéties. J'en avais trouvé une, qui "annonçait" un certain nombre de joyeusetés, je vous la livre toute brute, elle donne une bonne image de l'ambiance qui pouvait régner dans ces séances :

"Je vois un tems comme si nous n'avions ni roi, ni prince ; le parlement est abattu, le sceptre s'en va, le diadème va devenir le jouet d'une multitude de furieux. La sœur a vu un peuple crochu qui se propose de détrôner le roi. Louis XVI sera détrôné. Peut-être attentera-t'on à sa vie. Anathême contre les rois et leurs sujets, contre les pasteurs et leurs brebis.
Paris, malheureuse ville, je te rendrai déserte ; tes habitans vont te quitter, tes prêtres te maudire (...). Les Nègres, les Sauvages vont entrer en France ; ils détruiront tout, et tout sera renversé jusqu'au culte extérieur. La sœur parle de nouvelles écoles pour l'erreur, d'un nouveau catéchisme, d'une nouvelles doctrine, de mauvais traitemens à ceux qui s'opposeront à ces maîtres du mensonge. Il y aura à Rome un concile par dépit, et qui ne produira que désastres. "

On pourrait s'amuser à relier chaque annonce à un évènement historique postérieur à cette prophétie de 1785. C'est assez facile, on lit toujours ce qu'on veut lire. Mais il est évident que la vision du monde des convulsionnaires est assez apocalyptique. Une autre fois, je parlerai de leur millénarisme et de leur relation particulière au judaïsme, il y a matière.


note 1 : j'ai respecté l'orthographe et la ponctuation des textes de l'époque, non non, je ne fais pas autant de fautes que ça normalement ! :-)

note 2 : les deux premiers textes sont conservés à la Bibliothèque de Port-Royal mais on peut en lire de semblables dans le livre de Catherine Maire. Le troisième, je l'ai trouvé sous la forme de feuillet volant dans le manuscrit des Mémoires de l'abbé Grégoire, à la Bibliothèque de l'Arsenal (BNF). C'est assez cocasse, quand on sait que Grégoire (qui était assez jansénisant, j'en parlerai un de ces jours) est le libérateur des noirs et des juifs pendant la Révolution. Enfin, on verra que tout cela n'est pas incompatible, loin de là.

Convulsons mes amis, convulsons...

Une curiosité de la mouvance janséniste, ces convulsionnaires...

C'est le côté croustillant mais peu connu de l'histoire de Port-Royal et du jansénisme. Généralement ça plait au public, forcément, du sang, des larmes, c'est plus vendeur que la théologie...

Alors qui sont ces convulsionnaires et pourquoi convulsent-ils ?

Reprenons les choses au début :

Port-Royal est vidé de ses dernières religieuses en 1709, rasé en 1713 sur ordre de Louis XIV. Les choses ne se font pas sans douleur. Lors de la destruction du monastère, les corps enterrés depuis des siècles dans l'abbaye sont exhumés, jetés dans une fosse commune dans le village voisin de St Lambert des Bois. D'après la légende (et Sainte-Beuve), les chiens errants se disputent quelques os qui traînent sur le sol. Forcément, c'est un traumatisme pour tous les fidèles jansénistes. La même année, le pape condamne, par la Bulle Unigenitus, les positions théologiques jansénistes.

Les jansénistes sont donc traqués de toute part, et se sentent martyrs.

Quelques années plus tard, alors qu'un grand nombre de curés (parisiens notamment) font appel de la décision du pape (ce pourquoi on les nomme "Appelants") et réclament un Concile général de l'Église pour régler cette histoire, un diacre, François de Pâris, meurt à Paris en 1727. Il est bon, il est charitable, aimé des pauvres, il vit volontairement dans la misère, et il est appelant. Le peuple se rend sur sa tombe, au cimetière Saint-Médard. Très rapidement, on dit que des miracles ont lieu sur sa tombe. Forcément, cela sert la cause janséniste. Si miracle il y a sur la tombe d'un janséniste, c'est que cette cause est soutenue par Dieu. Le petit peuple parisien se presse, il commence à faire des démonstrations de dévotion assez démonstratives. Et puis un jour, certaines personnes entrent en convulsion sur cette tombe. Elles se mettent à délivrer des messages étranges, comme quoi l'Église est perdue, qu'elle doit revenir sur la Bulle Unigenitus.

Les autorités n'aiment pas cela. Toute cette agitation est mauvaise, elle entretient un climat de rébellion envers l'Église et le pouvoir. Les bourgeois et les aristocrates regardent ces manifestations d'un œil tantôt goguenard, tantôt crédule. La foule se presse. En 1732, le cimetière est fermé. Une main malicieuse écrit sur une pancarte : "De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu". Alors les convulsions entrent dans leur période souterraine, la plus étrange, la plus outrée.

Dans les salons de la toute petite bourgeoisie, on se réunit. On lit des textes exaltant Port-Royal et le diacre Pâris, on s'échauffe. Les femmes entrent dans une sorte de transe mystique, parlant en termes étranges de l'Apocalypse, des maux de l'Église. Et puis elles deviennent l'Église souffrante, perdue par les erreurs du pape et des évêques. Pour représenter cette Église malmenée, elles se font frapper. Il y a les "petits secours", qui consistent en des coups de bûches, des coups de poings, des brutalités. Ils aident la personne à délivrer son message. Il y a aussi les "grands secours", beaucoup plus impressionnants. On se larde de coups d'épée, on s'enfonce des clous dans la tête pour figurer la couronne d'épines du Christ, quelques fois on crucifie la personne.

C'est très étrange. J'ai lu plusieurs fois des récits de ces séances de convulsions. On est saisi, d'une part par le ton très calme, très posé avec lequel le narrateur décrit ces scènes, comme si cela était absolument logique, d'autre part par le discours complètement exalté qui se tient dans ces séances. Prophéties diverses, violence extrême contre l'Église, les mots sont forts, les mots font peur.

Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour lire tout cela. Il est assez incroyable de lire ces récits en pensant qu'on est au siècle des Lumières, ce fameux siècle où la rationalité est sensée gagner la France. Cela relativise beaucoup certaines idées reçues.

Si l'œuvre des convulsions est principalement parisienne, elle gagne cependant le reste de la France au milieu du XVIIIe siècle. Au moment où à Paris la répression tente de contrer ce mouvement, des communautés se forment, à Argenteuil, à Lyon, dans le Forez. Des curés entraînent leurs paroissiens, deux d'entre eux crucifient à plusieurs reprises des femmes en 1785. La répression les suit, les communautés entrent alors dans la clandestinité, s'éloignent de plus en plus du monde, prennent un mode de fonctionnement de secte.

La Révolution est un moment crucial pour ces groupes. Pour certains, c'est la fin du monde. Curieusement, des communautés comme celle de Lyon deviennent ultra-royalistes, considérant que l'Antéchrist a pris ses marques en France. D'autres, comme celles du Forez, sont au contraire très révolutionnaires, voyant là une occasion de régénération inespérée. Jean-Pierre Chantin raconte bien dans sa thèse comment on peut trouver, au début du XIXe siècle, des portraits de Robespierre à côté de ceux du diâcre Pâris dans les intérieurs jansénistes.

Il faudra que je parle encore des convulsionnaires, c'est vraiment un sujet fascinant. Mais pour ceux qui sont intéressés, je recommande dès maintenant la lecture de deux livres :
- Catherine-Laurence Maire, Les convulsionnaires de Saint-Médard : miracles, convulsions et prophéties à Paris au XVIIIe siècle, dans la collection Archives de Gallimard (1985). C'est un recueil de textes d'époque, présentés et commentés par une des premières historiennes s'étant penchée sur le phénomène.
- Jean-Pierre Chantin, Les amis de l’Oeuvre de la Vérité : Jansénisme, miracles et fin du monde au XIXe siècle aux Presses universitaires de Lyon (1998). J.P Chantin se penche sur la fin de la période des convulsions, notamment en région lyonnaise, un ouvrage passionnant.


dimanche 6 janvier 2008

Portrait de la dernière Solitaire de Port-Royal

Ce soir, pas de théologie, mais un portrait, celui de celle qu'on a appelée la dernière Solitaire de Port-Royal. Avant elle, il y eut le dernier Solitaire (Louis Silvy), j'en parlerai une autre fois, qui habitait Port-Royal au début du XIXe siècle(1).

Donc cette drôle de femme, Félicité-Perpétue de Marsac, vicomtesse d'Aurelles de Paladine, est une des figures marquantes de la vie de Port-Royal à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Elle est riche, elle est la veuve du seul général victorieux d'une bataille lors de la guerre franco-prussienne de 1870, et elle est une fanatique de Port-Royal(2).

Issue d'une famille respectable de la région toulousaine (Toulouse renferme un hôtel particulier de cette famille encore très beau), elle est la fille de son père (héhé !) et d'une femme dont on ne sait trop qui elle était vraiment. Apparemment une de ces "soeurs" convulsionnaires, un peu religieuse, un peu laïque, assez ambitieuse dans le cas de celle-ci, puisque venue pour convertir le milieu janséniste toulousain à l' "Œuvre de la Vérité" (les convulsions) et finalement restée comme épouse de Mr de Marsac. La petite Félicité, née en 1856, est donc élevée dans une sorte d'exaltation port-royaliste, au milieu d'une société janséniste qui s'adonne aux prophéties, au culte du secret, aux ressassements sans fins sur les maux dont souffrent le monde et l'Église depuis que la doctrine janséniste a été définitivement sanctionnée (par la Bulle Unigenitus de 1713).

Mariée jeune, mais restée sans enfants et rapidement veuve, elle utilise sa petite fortune pour la cause janséniste. Elle fait de fréquents séjours dans la communauté janséniste de Lyon (appelée "Petite Église de Lyon", encore une chose dont je parlerai un jour), afin de recopier des ouvrages rares pour les diffuser. Et oui, à cette époque (années 1875-80), on recopie encore des livres... Elle se sent dans la peau des demoiselles de Théméricourt ou de Joncoux, qui ont passé leur vie (au XVIIIe siècle) à recopier les manuscrits de Port-Royal. Elle, elle est plutôt versée dans les prophéties des sœurs convulsionnaires de la fin du XVIIIe siècle.

Elle sert aussi souvent à faire la liaison entre les groupes dans toute la France. Et puis en 1895, elle demande à Augustin Gazier l'autorisation d'aller habiter à Port-Royal des Champs. Elle connaissait déjà, puisqu'elle faisait fréquemment des pèlerinages là-bas, des kilomètres à pieds, en robe longue et empesée, pour aller se recueillir sur les ruines.

Augustin Gazier, qui est alors l'âme de la société janséniste parisienne (je ferai son portrait aussi, à lui, il vaut le coup), accepte. Elle emménage donc dans une petite maison qui est restée debout, pas trop loin des Ruines. Elle hante littéralement le lieu jusqu'à sa mort, en 1932. Elle se promène, toujours vêtue de noir, avec mantille et gants de dentelle complètement usés, parmi les ruines. Elle apostrophe les visiteurs quand elle trouve qu'ils n'ont pas une attitude respectable dans les ruines.

Le vendredi, elle se rend aux Granges, voir ses amis les Goupil (la famille qui possède l'ancienne maison des Solitaires). Mais comme on n'est jamais trop zélé dans l'expiation de ses péchés, elle monte les Cent-Marches (une côte très raide qui va des ruines aux Granges) à genoux, en récitant le chapelet. Tout ça jusqu'à sa mort, à 86 ans.

Elle est également très soucieuse du devenir de sa "chère Solitude" et du souvenir de Port-Royal. Elle envoie très régulièrement des lettres partout en France, et spécialement à Augustin Gazier, où elle déverse à la fois une mine d'informations sur la vie du site de Port-Royal et des élucubrations mystico-paranoïaques d'un attrait certain pour le chercheur. Tout cela avec une écriture illisible, à l'encre violette, sur des papiers si fins qu'on n'arrive plus à lire tellement elle charge ses courriers (et quand elle économise le papier et écrit à la verticale, sur les lignes horizontales déjà écrites, pour terminer ses lettres, je ne vous parle même pas de mes pauvres yeux !). Ces lettres ont été gardées, pour une grande part, à la Bibliothèque de Port-Royal. On ne sait trop si elles sont plus intéressantes par le portrait psychologique qu'elles dressent de celle qu'on appelle "La Paladine", ou par ce qu'elle y écrit, mais il faut avouer que ces courriers sont assez exceptionnels(3).

La Paladine vit dans un dénuement total. Certains témoignages font état d'une hygiène assez rudimentaire. Mais elle s'en moque éperdûment. Ce qu'elle veut, c'est revivre comme au XVIIe siècle, dans l'esprit des religieuses et des Solitaires. Elle ne veut quitter "son" Port-Royal à aucun prix, mais a du mal à accepter l'évolution touristique du site. Ainsi en 1899, quand une cérémonie est organisée pour le bicentenaire de la mort de Racine, avec académiciens et tout-Paris en jaquette et haut-de-forme à Port-Royal, s'insurge-t-elle auprès d'Augustin Gazier contre cette intrusion mondaine.

Disons-le tout net, elle est prise comme une sorte de folle par les visiteurs, et parfois même par les membres de la Société de Port-Royal, qui possède le site. Elle en devient presque une attraction touristique, et les gens qui écrivent à la Société après une visite parlent souvent de cette femme en noir qu'ils ont croisée, marmonnant ses incantations au milieu des ruines.

À l'extrême fin de sa vie, elle est emmenée (presque contre son gré) à l'hospice de Chevreuse, où elle meurt en 1932. La Société de Port-Royal rend compte, lors d'une de ses séances de travail, de sa mort :
"Le 19 septembre est décédée à Chevreuse, âgée de 86 ans, madame d’Aurelles de Paladine, la « Solitaire de Port-Royal » qui y était restée 36 ans dans une sorte de cellule voisine de la maison du gardien, vivant au milieu des ruines comme un symbole vivant des anciennes religieuses de l’abbaye".

Elle est enterrée à Saint-Lambert des Bois, tout près du "Carré de Port-Royal" (où sont les restes des habitants de Port-Royal déterrés suite à la destruction de l'abbaye). Elle avait réservé depuis longtemps son emplacement, pour être au plus près de ses "chers Solitaires" et de ses "chères religieuses".

Bref, une drôle de figure, une femme qui a marqué Port-Royal pendant près de 40 ans, encore une forte personnalité (on en rencontre si souvent chez les jansénistes), comme j'espère vous en faire découvrir beaucoup d'autres.


(1) Oui je sais, ce n'est pas logique. Mais vive l'anarchie chronologique !!!
(2) Véronique Alémany-Dessaint a soutenu l'an dernier une magnifique thèse sur la Paladine et sa famille. Elle sera sans doute publiée un jour... patience !
(3) Véronique Alémany a fait analyser les courriers de Mme d'Aurelle de Paladine par une graphologue, qui a confirmé l'extrême agitation de son esprit (pour rester pudique).

vendredi 4 janvier 2008

Le vendredi, c'est théologie

À la demande générale de la foule en délire, je crois qu'il va falloir que je me décide (il serait temps !) à expliquer un peu ce qu'est le jansénisme.

À dire vrai, ça m'embête un peu (et je reste polie). C'est que je ne suis pas une spécialiste de théologie, donc forcément, je vais faire des erreurs. J'espère quand même que vous me pardonnerez, et que vous apprendrez quelque chose. Je vais m'appliquer, promis, pour essayer d' être à la fois claire et précise.

Alors, on a dit le jansénisme...

Le jansénisme, tous les jansénistes vous le diront, n'existe pas. Mais les jésuites disaient le contraire, alors qui croire ?

En fait, ce qu'on appelle "jansénisme" est une doctrine (1) mise en forme d'abord dans un gros ouvrage écrit au début du XVIIe siècle par un évêque d'Ypres (Belgique) appelé Jansenius. Cette doctrine a été popularisée ensuite en France par l'intermédiaire d'un ami proche de Jansenius : Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran.

L'ouvrage de Jansénius s'appelle L'Augustinus. C'est en fait une analyse des écrits de saint Augustin, accompagnée de développements théologiques. Il met en lumière un certain nombre de points de doctrine qui étaient un peu mises en retrait dans la théologie de l'époque moderne :
- Tout d'abord, la nature de l'Homme est profondément corrompue par le Péché originel. C'est-à-dire que l'Homme, par nature, est pécheur. Il n'est pas naturellement amené à faire le bien et a une inclination naturelle vers le mal, la paresse, le laisser-aller moral et physique.
- Ensuite, Dieu accorde (ou non) sa Grâce à l'Homme, grâce qui est la seule chose qui puisse sauver l'Homme. Si l'Homme n'a pas la grâce divine, il ne peut se sauver seul par ses œuvres.
- Pour mériter la grâce divine, l'Homme doit opérer sur lui-même un profond travail de conversion intérieure, qui lui fasse accéder à un état d'abandon à Dieu permettant à celui-ci de faire agir sa grâce.
- L'Homme ne peut résister à la grâce divine. Dieu décide ou non de la donner, et l'Homme ne peut rien y changer.

Comme on le voit, le jansénisme est une doctrine extrêmement exigeante pour le chrétien. Elle ne souffre pas la "paresse" et veut un engagement total de l'Homme dans sa vie spirituelle.

En fait, c'est à la fois une résurgence de théologie antique (saint Augustin = Ve siècle) et une réaction contre l'Église du XVIIe siècle, marquée à la fois par la Réforme protestante (qui soutient elle aussi la prédestination de l'Homme face à la Grâce divine) et la Réforme catholique issue du Concile de Trente (qui au contraire insiste sur le libre-arbitre le l'Homme et sa capacité à se sauver grâce à ses œuvres).

De plus, très rapidement le jansénisme s'oppose frontalement aux Jésuites. Ceux-ci prennent au XVIIe siècle une importance certaine auprès du Pape et de la monarchie française, et paraissent trop "coulants" au point de vue moral aux yeux des jansénistes.

Les jansénistes, au départ concentrés autour du monastère de Port-Royal des Champs (où vivent des religieuses mais aussi, dans un bâtiment proche, les Solitaires), s'attaquent aux Jésuites et critiquent certaines actions de la monarchie (notamment les alliances militaires avec des royaumes protestants contre des royaumes catholiques). Pascal, avec ses Provinciales, raille férocement les Jésuites, tandis que les jansénistes commencent à se faire mal voir de la hiérarchie catholique à cause de leurs imprécations et de leurs exigences pénitentielles.
Le pape condamne pour la première fois le jansénisme en 1657, puis à nouveau en 1705.

Mais le jansénisme a d'autres aspects que la seule doctrine théologique. Il est également très lié avec une pensée ecclésiologique (c'est-à-dire pensant l'organisation de l'Église en tant qu'institution divine et humaine) appelée richérisme, de même qu'avec le gallicanisme. Cet aspect plus "politique", je l'expliquerai une autre fois.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que malgré l'apparente dureté de la doctrine janséniste, celle-ci a séduit de nombreuses personnes fascinées par l'exigence qu'elle demandait. En ce XVIIe siècle qui voit fleurir de nombreuses expériences religieuses (saint Vincent de Paul, sainte Jeanne de Chantal, saint François de Sales, mais aussi le cardinal de Bérulle), le jansénisme s'inscrit, de façon radicale certes, dans ce qu'on appelle "l'école française de spiritualité", qui veut réformer l'Église et purifier ses doctrines. Il est un pôle d'attraction majeur dans l'Église de France, malgré les condamnations dont il a été rapidement l'objet.

Un jour, je montrerai aussi comment cette théologie a évolué au XVIIIe siècle, puis au XIXe, pour donner lieu à l'expérience troublante des convulsionnaires, et survivre jusqu'au cœur du XIXe siècle dans le clergé français.

(1) J'utilise le mot "doctrine", mais tout connaisseur du jansénisme me torturerait à mort s'il me lisait. Il n'y a pas de doctrine en tant que telle dans le jansénisme, enfin, pas au sens où ce serait une construction originale et construite. Mais si je dois utiliser des périphrases à chaque fois, on ne va pas s'en sortir, c'est déjà assez compliqué comme ça...

jeudi 3 janvier 2008

Des états d'âme, ou la question cruciale du jansénisme dans ma vie...

L'avantage d'un blog, c'est que ce n'est ni un article scientifique, ni un chapitre de thèse. On y est plus libre.


Donc promis, un jour je parlerai de plein de trucs sérieux, de l'importance de la vision de la mort dans le jansénisme et tout plein d'autres choses fondamentales, mais là, non.

Au jourd'hui, ce sera : mais mon Dieu, pourquoi s'intéresser au jansénisme au point d'y consacrer plusieurs années de sa vie ? ;-)

Je conçois que l'idée puisse choquer au premier abord. Je n'ai pas spécialement le profil de ce qu'on peut imaginer d'un amateur de jansénistreries. Déjà, à ma génération plus personne (ou presque) ne sait ce qu'est véritablement le jansénisme. Moi-même, j'avoue, avant d'être en faculté d'histoire, cette question me passait à quelques milles au-dessus de la tête. J'ai dû vaguement entendre parler de Pascal, à la maison (quoique) ou en philo, mais pas plus. Bien sûr, on dit que Pascal, on connaît (ça fait vraiment trop inculte de ne pas connaître Pascal), mais le connaît-on vraiment ? Et sait-on quelles étaient ses pensées, ses convictions, son entourage ? Rarement.

Donc le jansénisme. On y arrive par des biais parfois étranges. Pour moi, aucun attrait au départ pour le versant théologique, mais plutôt pour l'image polémique du mouvement, pour la trace qu'il a laissé dans l'Histoire. À lire sur ce sujet, l'excellent article sur Port-Royal dans "Les lieux de mémoires" de Pierre Nora, qui montre l'importance de la mémoire de Port-Royal dans la culture française. C'est cela qui m'intéresse : comment un mouvement officiellement réduit à quelques dizaines de membres, peu organisé, et à la longévité restreinte, a pu à ce point marquer la culture collective.

Quand on plonge dans l'histoire du jansénisme, c'est tout un monde qui s'ouvre. D'abord on découvre que le jansénisme est loin de se restreindre au XVIIe siècle à Port-Royal, mais qu'il continue au XVIIIe siècle. On voit aussi qu'il a des ramifications dans toute l'Europe, en Hollande, en Belgique, en Italie, en Espagne, à chaque fois sous une forme différente.

On découvre aussi tout un monde de personnages aux profils variés et passionnants. Ce sont de fortes têtes, les jansénistes. Ils aiment bien s'opposer à tout le monde. Tellement persuadés de détenir la vérité (au XVIIIe siècle, et même après, ils s'appellent les Amis de la Vérité) qu'ils sont prêts à toutes les audaces, à tous les excès, pour vivre leurs convictions. Finalement, la phrase de Voltaire, décrivant les religieuses de Port-Royal ainsi : "pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons", convient assez bien : rien de plus exigeant (d'abord pour lui-même) qu'un janséniste, sans doute rien de plus coriace et dérangeant pour ses opposants que ce même janséniste.

Ils ont la dent dure, mes jansénistes. Au XVIIIe siècle, ils faisaient rire Paris en ridiculisant la police et les Jésuites dans les "Nouvelles ecclésiastiques", leur journal clandestin(1). Un exemple ? En voici un : les Nouvelles Ecclésiastiques étaient interdites (bien sûr). Mais le journal a paru sans interruption pendant tout le XVIIIe siècle. L'organisation était incroyablement performante, impossible de démonter le réseau de fabrication et de diffusion du journal. Un jour, la police débarque chez un imprimeur clandestin. Elle est occupée à fouiller la maison, pour saisir le matériel. Content de lui, persuadé d'avoir réussi à démanteler une part du réseau, le chef des policiers ressort dans la rue et monte dans sa voiture à cheval, sous l'œil goguenard des passants. Et là, stupeur : un exemplaire tout frais du journal (l'encre n'est pas encore sèche) est posé à sa place. On imagine la colère du bonhomme, et les rires des passants.

J'aurais encore beaucoup d'anecdotes à raconter, et je le ferai petit à petit. L'important, c'est de comprendre qu'on ne s'ennuie jamais avec les jansénistes. Tout n'est pas drôle, mais en permanence on est surpris, bousculé dans ses idées reçues, je découvre à chaque page d'archive comment fonctionne ce petit monde clos, comment il a réussi à persister depuis le XVIIe siècle, comment il a vécu des mutations importantes sans jamais renier ses fondements.

Tiens, et puis un jour je vous expliquerai ce qu'est le jansénisme...

(1) Lire l'article de Wikipédia sur les Nouvelles Ecclésiastiques : http://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelles_eccl%C3%A9siastiques