mercredi 23 janvier 2008

Un janséniste devenu orthodoxe: le père Wladimir Guettée

C'est encore un portrait que je vous livre ce soir...

Le portrait d'un homme curieux, dont la vie regorge de rebondissements, un homme étrange et attachant.

Il s'appelle René-François Guettée. Il est né en 1816 à Blois, dans une famille assez aisée. Profondément pieux, il entre vite au séminaire de sa ville.

Le jeune Guettée est sans doute un enfant surdoué. Enfin, je ne vois que ce genre de profil-là pour expliquer à la fois son esprit brillant, son caractère difficile, son inconfort total en société, et le mélange d'agacement et d'admiration qu'il suscitait chez ses contemporains, et qu'il a suscité ensuite, même chez moi, qui l'ai pas mal "fréquenté" dans mes archives.

Donc René-François Guettée est au séminaire. Il est doué, très doué. Il est agacé par le mauvais niveau d'instruction de ses congénères. Il en remontre à ses professeurs sur certains points de doctrine, bref il est à la fois premier de la classe et mouton noir. En fait, il fait un peu penser au Julien Sorel de Stendhal, dans Le Rouge et le Noir. Le cynisme en moins, la foi en plus.

On peut pousser l'analogie stendhalienne un peu plus loin encore : Guettée , comme Julien, se lie avec de vieux prêtres gallicans, refusant l'ultramontanisme ambiant et la médiocrité du recrutement des séminaristes. Assez mal noté, il est envoyé comme vicaire, après son ordination, dans une toute petite paroisse rurale.

Le curé du coin est, selon Guettée, "débauché et malveillant". Lui, il profite de ses rares temps libres pour se rendre à Blois, dans la riche bibliothèque de Mgr de Thémines, l'ancien évêque de Blois avant la Révolution, qui est devenue la bibliothèque municipale. Mgr de Thémines était, sinon janséniste, au moins profondément gallican. Guettée a donc accès à des ouvrages qui orientent sa pensée dans un sens toujours plus anti-romain et favorable au jansénisme. N'oublions pas également le souvenir à Blois de l'abbé Grégoire, qui en fut l'évêque de 1791 à 1801.

Bref, Guettée baigne dans une ambiance jansénisante. Et sa réaction de rejet de la hiérarchie le fait approfondir cette voie. Il sent que sa nomination a été une punition, il va donc se lancer dans une forme de vengeance subtile mais efficace : l'écriture.

Guettée a l'ambition (et c'est un ambitieux coriace) d'écrire, ou plutôt de réécrire, tant pour la forme que pour le fond, toute l'histoire de l'Église de France. Une entreprise titanesque qui ne fait pas peur à notre curé de campagne, tout à fait assuré de ses capacités.

L'évêque de Blois le repère. Le premier tome de son Histoire de l'Église de France est en effet bien apprécié, sauf des Jésuites. Il a parait en 1847.

Guettée, qui brûle de quitter sa campagne, obtient enfin une place à Paris, auprès de Mgr Sibour, évêque gallican de Paris. Il est professeur puis aumônier à l'hôpital Saint-Louis. Parallèlement, il poursuit ses publications. En 1851, il en est à 6 tomes de son Histoire. Ses écrits sont vigoureux, écrits dans un style vivant et à la limite permanente de la provocation et de l'impertinence. Guettée y glorifie le gallicanisme, prône le richérisme, bref il agace, mais sans jamais dépasser la ligne de la rébellion. Sibour semble le protéger.

Mais coup de théâtre, en 1852, tous ses ouvrages sont mis à l'Index par Rome. Cela veut dire qu'un chrétien n'a plus le droit moral de lire ces ouvrages. C'est un coup dur pour Guettée, qui accuse (sans doute avec raison) les ultramontains et les jésuites d'avoir œuvré pour cette condamnation. Il commence alors une séparation lente d'avec sa hiérarchie. Mgr Sibour l'éloigne peu à peu de lui.

Guettée commence, à cette époque, à fréquenter d'autres gallicans, des laïcs. Ceux-ci écrivent dans un journal, l' Observateur Catholique, journal furieusement gallican, qui défend le souvenir de Port-Royal et du jansénisme. Il faut dire que derrière ce journal, on trouve la Société Saint-Augustin, qui regroupe les descendants des jansénistes, et qui est propriétaire des ruines de Port-Royal des Champs (c'est la future Société de Port-Royal, qui existe encore de nos jours). Guettée s'en rapproche donc.
Il se lie notamment d'amitié avec un certain Martial Parent-Duchatelet, pudiquement qualifié d' "exalté" par ses condisciples, ce qui n'est pas peu dire. Parent-Duchatelet est riche, et il aime ce qu'écrit Guettée. Il va donc financer et faire financer par la Société la suite de l'Histoire de l'Église de France, ainsi que des ouvrages promouvant Port-Royal et fustigeant les Jésuites. Chaque livre, à sa sortie, est mis à l'Index. L'éditeur de Guettée, Didot, refuse de le publier, ce qui oblige Guettée à le faire à ses frais (et à ceux de la Société de Port-Royal). Il parvient cependant à vendre assez bien chaque tirage, grâce au réseau janséniste qui se soutient dans la France entière.

En 1857, Mgr Sibour est assassiné en plein office dans l'église Saint-Etienne du Mont par un jeune prêtre, l'abbé Verger. Guettée est alors en pleine tourmente, puisqu'il avait protégé ce prêtre, avec l'appui de Parent-Duchatelet, avant qu'il ne commette son crime. Le successeur de Sibour interdit à Guettée d'avoir désormais toute charge ecclésiastique.

Guettée s'intéresse alors à l'Église orthodoxe. Cette attirance pour l'Église orthodoxe n'est pas une nouveauté dans la mentalité jansénisante, j'en parlerai une autre fois. Mais pour Guettée, elle va prendre une forme radicale. En effet, en 1858, lors de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception, il se soucie de ce qu'en pensent les orthodoxes et bâtit son opposition au dogme sur ces positions. En 1859, il fonde un nouveau journal, l'Union Chrétienne, qui est dès le départ axé sur une réflexion pro-orthodoxe. Il se brouille alors progressivement avec les jansénistes, qui ne comprennent pas que sa réflexion sur un retour aux sources de l'Église passe par un rapprochement avec une Église qu'ils ne voient que comme "schismatique".

Guettée passe outre. Le pas est franchi en 1861, lorsqu'il assiste à l'inauguration de la première église orthodoxe parisienne, rue Daru. Il est traité comme un invité de marque. Lors du dîner suivant l'inauguration, il discute avec des théologiens orthodoxes, mais surtout avec l'évêque orthodoxe Joseph Wassilieff, qui le convaint de rejoindre l'orthodoxie. Guettée s'inquiète du reniement de son Église, mais les orthodoxes le rassurent : il n'aura rien à changer, on ne lui demandera rien, rien d'autre que de quitter une Église qui l'a déjà renié, lui.

Guettée est séduit. Il cherche, un peu naïvement, une reconnaissance. Il est en guerre avec tout le monde dans l'Église catholique. Il veut quitter un monde ecclésiastique qu'il pense corrompu par la monarchie pontificale, il veut retrouver les sources de l'Église primitive.

Il change alors de nom et devient le père Wladimir Guettée. Il voyage beaucoup en Russie, il est reçu par le Tsar, il est décoré des plus hautes distinctions russes. Il fréquente les théologiens russes orthodoxes, et on dit même qu'il aurait influencé Dostoïevsky. On le voit alors sur les photos, avec l'ample soutane des popes, une grande barbe lui mangeant le visage. Plus rien à voir avec le curé de la campagne blésoise qu'il était une trentaine d'années auparavant.

Son animosité contre l'Église catholique ne faiblit pas : il écrit un livre, dont le titre (La Papauté schismatique) est à lui seul un programme. Il a pris la nationalité russe, mais s'installe au Luxembourg. Ses livres sont traduits dans toutes les langues du monde orthodoxe, mais il reste personna non grata en France. Il meurt en 1892 et, après un service religieux dans l'église russe de la rue Daru, il est enterré au cimetière des Batignolles.

Il a laissé des mémoires, les Mémoires d'un prêtre catholique devenu orthodoxe, qui sont quasiment introuvables en France, mais qui sont un monument. On y décèle à chaque page à la fois un orgueil incroyable (il a toujours raison, seul contre tous), une haine implacable pour cette Église catholique qu'il avait tant aimée, un respect profond pour Port-Royal (agrémenté de quelques sarcasmes bien sentis sur les membres de la société janséniste de son époque) et une gratitude presque touchante de naïveté pour les orthodoxes.

Guettée a été en son temps objet de scandale (c'est le premier prêtre catholique devenant orthodoxe dans la France du XIXe siècle), objet de réflexion, notamment pour toutes les petites Églises, ou Églises Vieilles-catholiques d'Europe (encore un sujet à aborder un jour), objet de fierté politico-religieuse pour l'Église orthodoxe. Et il semble ne pas avoir perçu tout cela. Lui, il avançait, sans prendre garde au scandale, sans se préoccuper des conséquences de ses colères homériques, de ses écrits vengeurs, de ses actes iconoclastes.

Comme je le disais au début, Guettée est un personnage agaçant et attachant. Si ses réflexions ne manquent jamais de pertinence, il a un caractère de chien, une manière de faire exaspérante, mais on ne peut s'empêcher de réfléchir à ce qu'il dit, a ce qu'il a vécu, au sens de sa vie. Et cela remet en question pas mal de choses, notamment sur les hiérarchies ecclésiastiques.

S'il est assez connu dans le monde orthodoxe, Guettée a été complètement oublié en France. On peut cependant lire une biographie intéressante sur lui, agrémentée de nombreux extraits de ses Mémoires :
-Jean-Paul Besse, Un précurseur. Wladimir Guettée, du Gallicanisme à l’orthodoxie, monastère orthodoxe St Michel, 1992, 175p.
Il existe également un recueil de ses principaux textes sur Port-Royal, agréablement préfacé par Gabriel Matzneff :
-Thérèse Monthéard, Père Wladimir Guettée et Port-Royal, Skit du St Esprit, Le Mesnil St Denis, 1992, 126p.

Voir aussi la notice du père Guettée sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Wladimir_Guett%C3%A9e

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Sacré style ! Ca me rapelle un responsable de la Fraternité Saint-Pie X, qui m'expliquait son désaroi face à la défection de ses cl... paroissiens, lesquels trouvaient les messes orthodoxes plus chaleureuses et moins longues. On trouve un point de départ vers l'orthodoxie chez certains franc-maçons qui cherchent à concilier un christianisme avec tracéabilité apostolique garantie et l'appartenance aux loges.
Nicod

Serein a dit…

Des messes orthodoxes moins longues que des messes de Saint-Pie V ? Tiens, c'est étrange, l'office orthodoxe est réputé au contraire pour sa longueur (on peut aller jusqu'à 7 heures d'office, pour une messe pascale, par exemple).

L'interaction entre franc-maçonnerie et orthodoxie m'était inconnue, mais m'intéresse au plus haut point. Il est étrange de voir à quel point, de manière discrète mais constante, le monde orthodoxe fascine et attire chez les occidentaux.

J'en profite pour signaler le colloque "Port-Royal et les Églises d'Orient" qui se tiendra à Montpellier en septembre 2008. L'occasion d'approfondir ces liens, et pour moi de présenter un peu plus en détail l'abbé Guettée (entre autres).

Anonyme a dit…

Je ne me souviens plus le détail de la démonstration, j'étais venu pour une toute autre affaire. Pour les conversions à l'orthodoxie, il faudrait si je ne m'abuse, regarder aussi 1° du côté des courants guénoniens 2° des martinistes. Je crois bien que Robert Amadou s'était converti. Je peux farfouiller dans ma bibliothèque si je trouve des réf. qui se promènent.

Gégé a dit…

Le problème de l'Abbé Guétée, c'est d'avoir été contre sans savoir d'avec qui il était. Il a eu souvent mais pas toujours d'être contre lorsque la justice ou les principes le demandaient par exemple, raison d'être contre le concordat de 1801 qui légitimait un gouvernement révolutionnnaire et maçon comme Etat catholique et de droit divin.

Cependant, à force de ne s'inquiéter que de ce qu'il réprouvait, il n'a plus su au nom de qui et de quoi il ne faisait que de réprouver et il s'enferma lui-même dans ce désert qui finit par lui être insupportable et il trouva enfin l'oasis de l'Eglise orthodoxe qui l'attendait là comme tout oasis qui retient immanquablement les assoiffés.

Ce fut aussi le problème d'un de ses repères Mgr Thiémine de Blois qui fonda la Petite Eglise, et ce fut aussi le problème de tous les évêques qui se sont opposés au Concordat de 1801. Certes, ils étaient légitimement contre le Concordat mais le fait que le pape Pie VII commette un tel abus de pouvoir ou plutôt commette un acte qui remettait son pouvoir entre les mains d'un gouvernement maçon, cet acte si inique et injuste qu'il soit en réalité ne lui otait pas le pouvoir de priver les évêques catholiques de leur charge.
Les évêques anti-concordataires auraient donc dû immédiatement remettre leur démission au pape Pie VII en précisant qu'il ne s'agissait pas de leur part de se démettre mais d'être démis injustement par le pape pour plaire à la franc-maçonnerie incarnée dans la République française. Ils auraient pu alors pourrir cet acte afin que l'Eglise par un de ses successeurs se repentent d'une telle forfaiture.
Au contraire, tous les successeurs de Pie VII se sont chargés de la même faute en légitimant l'odieux Concordat de 1801 et de fil en aiguille cela nous a amené aux portes de Vatican II où une religion synchrétique est née, l'église de Vatican II.
Puisque d'après Pie VII et ses successeurs, les Etats maçons tenaient leurs pouvoirs de Dieu, cela s'est terminé par une église, celle de Vatican II. Il s'agit d'une église maçonnique de reconnaissance de toutes les religions comme divines rassemblées dans une seule grande Eglise avec un pseudo pape !gé

Bernard Fauquembergue a dit…

Quelqu'un saurait-il pourquoi l'abbé Guettée s'est intéressé à la petite église romane de Saint-Lubin à Suèvres dans le Loir-et-Cher ? Il a écrit un petit fascicule publié en 1850 où il traite de l'archéologie, de l'histoire et de l'architecture de ce bâtiment.

J'écris, en effet un livre sur Suèvres et je m'étonne qu'un homme comme l'abbé Guettée, intellectuel et polémiste connu se soit arrêté sur cette jolie petite église.

Merci

Bernard Fauquembergue, adresse bernard.fauquembergue@laposte.net