mardi 25 mars 2008

À la source... les sources

Je me rends compte qu'il est sans doute assez exotique pour un non historien de lire ce que je peux écrire ici sur ma thèse. Il serait peut-être temps que j'explique un tout petit peu à partir de quel matériau je travaille, et d'où je sors mes conclusions.

Quand on fait de la recherche en histoire, on a grosso modo deux solutions :
- soit on travaille sur un corpus défini, qu'on étudie à fond pour en tirer tout ce qu'il peut dire (par exemple une correspondance, ou un fond d'archives familiales)
- soit on part de son sujet et on cherche le maximum de sources ayant un rapport, quelles que soient ces sources.

La première option est assez sécurisante au début, permet de savoir où on va, mais comporte d'une part un risque de lassitude, d'autre part le risque d'être finalement déçu par le fonds étudié. Dans mon travail de maîtrise sur les manuels scolaires, j'étais typiquement dans ce cas-là, et franchement au bout d'un an, je trouvais que c'était un peu lassant de passer mes journées dans des manuels.

Pour ma thèse, j'ai donc pris l'option inverse. Mon sujet de recherche porte sur la mémoire de Port-Royal aux XIXe et début du XXe siècle. Suite à divers sondages dans des fonds d'archives et de longues heures de réflexion que je ne vais pas raconter ici, je suis partie du principe qu'une mémoire est une chose qui s'est construite progressivement, et qu'il est possible de retracer la formation de cette mémoire, de ce mythe qu'est devenu Port-Royal. Tout discours se construit, et ce sont des hommes qui le construisent. Il me fallait donc trouver des sources pour prouver mon postulat (ou l'infirmer, mais heureusement ce n'est pas le cas).

Mon idée est que la mémoire de Port-Royal est construite d'abord par les descendants des jansénistes, notamment les membres de la Société de Port-Royal, puis qu'elle se diffuse progressivement dans les milieux intellectuels et politiques, en se déformant, pour enfin devenir un "classique" de la mémoire nationale.

Les sources concernant le premier cercle (les derniers "jansénistes") sont les plus variées. J'ai déjà parlé des archives notariales, qui donnent à la fois de nombreuses informations sur le degré d'imprégnation janséniste des personnes et une bonne estimation de leur place dans les réseaux jansénistes. C'est un premier point.

Il y a également les archives de l'État-civil, qui permettent de reconstruire des généalogies, de re-tisser les liens familiaux nombreux entre "jansénistes". C'est un travail de fourmi, il faut aller chercher des heures durant le lien entre deux familles, ou entre personnes portant le même nom à 50 ans d'écart (exemple que j'ai eu : j'avais la conviction qu'il s'agissait de la même famille, sans arriver à le prouver autrement qu'en reconstruisant leur généalogie). Pour Paris, il faut en plus compter avec la perte d'environ un tiers des archives au moment de la Commune. La Loi de Murphy étant ce qu'elle est, il y a sans doute une part importante des actes que je cherchaient qui sont partis en fumée en 1871.

Je travaille également à partir des procès-verbaux de la Société de Port-Royal. Inscrits sur de gros registres noirs, ils retracent avec minutie toutes les réunions mensuelles de la Société de 1820 au milieu du XXe siècle. Là encore, il manque une petite dizaine d'années à cause de la Commune (un des membres de la Société avait pensé mettre à l'abri des risques de la guerre les archives jansénistes, en les cachant au Conseil d'État. Manque de chance, il a justement brûlé). Si ces PV sont assez dépourvus d'émotion et de vie, ils ont au moins le mérite de lister précisément les membres de la Société, leurs actions, et permettent de suivre la vie de la Société assez facilement sur le long terme. Il faut bien garder à l'esprit cependant que c'est la face officielle de la Société, donc un recul est nécessaire.

Un autre type de source, le plus fascinant sans doute : les correspondances et mémoires. Ce sont les archives les plus vivantes, les plus riches d'informations, mais sans doute les plus difficiles à traiter. Déjà parce que celui qui écrit une lettre ne pense jamais à l'historien qui va la lire 200 ans plus tard : il parle par allusions, a tendance à sauter du coq à l'âne, ne prend pas la peine de rappeler ce qui a pu être dit oralement avant, et a une fâcheuse tendance à perdre la moitié de ses lettres (mode humour, bien sûr ;-). Donc on reste souvent sur sa faim, mais on apprend mille choses sur les relations entre les gens, la vie quotidienne des auteurs, leur relation au monde et à Dieu etc...

Les sources administratives diverses sont également très importantes. J'ai trouvé par exemple des registres d'abonnés à un petit journal gallican au milieu du XIXe siècle : source riche pour reconstruire un réseau, situer géographiquement et parfois socialement les membres de ce réseau, voir celui-ci évoluer dans le temps, mesurer l'impact de ce journal etc... à croiser avec tout le reste, bien sûr. Dans les sources administratives, il y a également tout ce qui concerne les affaires financières des jansénistes. Ce sont des documents précieux pour connaître les actions des jansénistes et la puissance de tel ou tel membre du réseau.

L'étude de la mémoire de Port-Royal dans le monde intellectuel est beaucoup plus "froide". Si des contacts sont établis avec des membres des réseaux jansénistes, on peut travailler également sur les correspondances. C'est malheureusement assez rare. Il faut alors se pencher sur d'autres sources, principalement des journaux. La profusion de la presse du XIXe siècle rend cette étude assez aride, parce que pour une mention intéressante de Port-Royal, qui va pouvoir être étudiée, il y a des heures de recherches infructueuses.

Mais c'est à ce moment aussi que je me penche sur d'autres disciplines, et notamment la littérature. J'ai par exemple trouvé un livre passionnant, intitulé Stendhal ou la tentation janséniste, où un spécialiste de Stendhal retrace l'itinéraire intellectuel de Stendhal dans son rapport avec le jansénisme (relire Le Rouge et le Noir après cela est un pur enchantement).

J'étudie aussi les bulletins des sociétés savantes, les écrits des pédagogues de l'ère de Jules Ferry, les discours officiels, les commémorations diverses (mort de Racine, naissance de Pascal etc...) . Il y a toute une analyse sémantique à faire, tout un travail d'interprétation des textes, de décryptage des volontés non affichées de ceux qui, par exemple, célèbrent tel ou tel aspect d'une grande figure de Port-Royal.

Autre source, un peu plus anecdotique mais riche d'enseignements : l'étude des cartes de visites déposées à Port-Royal des Champs. Elles sont souvent accompagnées de petits mots où les visiteurs livrent leurs impressions, leur objectif en venant à Port-Royal. Coupler cela avec une étude (là encore) de leur origine géographique et de leur place dans la société permet de donner une certaine vision de la relation à Port-Royal. La correspondance des visiteurs avec les propriétaires de Port-Royal (avant ou après une visite) est également très riche.

La dernière partie de mon étude, qui concerne la vision de Port-Royal dans le grand public, est essentiellement faite à partir des manuels scolaires déjà étudiés. Mais elle se couple avec l'étude d'autres sources : les romans, fascicules, études, films, expositions consacrées à Port-Royal ou au jansénisme sont nombreux et méritent d'être étudiés. Ils livrent beaucoup sur la vision de leurs auteurs.
La fréquentation des visiteurs de Port-Royal est intéressante également. C'est un bon indice de la popularité du site et de sa mémoire, et sa fluctuation est à étudier.

Il y a encore de nombreux types de sources que je ne cite pas ici, parce qu'elles sont utilisées de façon plus ponctuelle. Mais je voulais montrer à quel point une étude, si elle veut être complète, doit faire intervenir le maximum de sources possibles. C'est une façon d'aborder le problème par tous les côtés à la fois. Il faut avouer que c'est parfois inconfortable, d'une part à cause de la profusion de sources à étudier, qui donne souvent l'impression d'être submergée et de partir dans tous les sens, d'autre part à cause de l'imprévu constant qui règne. En effet, ne pas se limiter à un corpus prédéfini amène parfois à être bousculé dans son raisonnement, à trouver une source contradictoire ou très riche qui change des conclusions en passe d'être validées. C'est le jeu, on peut se retrouver embarqué assez loin du point de départ. Il faut alors rester bien organisé, ne pas paniquer, ne pas tout remettre en cause, mais réfléchir calmement et reconsidérer tout son travail à l'aune des découvertes successives.

Heureusement, ma problématique de départ, si elle a été remaniée et parfois bousculée, n'est pas totalement anéantie par mes sources. J'ai de la chance, tout le monde n'en a pas. On peut aussi dire que j'ai eu du flair dans mes sondages (lors de mon DEA), mais cela ne fait pas tout. J'espère toujours ne pas me retrouver tout d'un coup dans une impasse parce qu'un document contredit tout ce que je pensais avant. Ça ne devrait plus arriver au point où j'en suis (je me suis enfin décidée à arrêter de chercher de nouvelles sources et à rédiger sérieusement), mais s'il vous plaît, croisez les doigts avec moi...

mardi 18 mars 2008

Généalogie convulsionnaire

J'avais parlé des convulsionnaires en janvier, surtout pour raconter l'origine du mouvement et présenter quelques textes. Aujourd'hui, je vais me pencher sur les différents groupes, afin de vous faire comprendre un peu qui étaient ces convulsionnaires.

Ce n'est pas mon sujet de recherche principal. Les convulsionnaires ont été principalement étudiés par Jean-PierreChantin, je renvoie donc au livre qui reprend les principales conclusions de sa thèse (1).

J'aimerais faire un joli graphique pour montrer les différents mouvements, avec leurs filiations, mais ce fichu blog ne le permet pas (et ce n'est pas faute d'avoir essayé de faire un truc simple mais compréhensible).

Donc je vais essayer d'être claire. Tous ces mouvements se rattachent bien sûr non seulement au jansénisme du XVIIe siècle et à Port-Royal, mais également au mouvement convulsionnaire né sur la tombe du diacre Pâris. Les groupes convulsionnaires parisiens sont à la source de ceux du reste de la France.

Au cours du XVIIIe siècle, se développe ce qu'on appelle le mouvement pineliste. Il est basé sur l'action de Michel Pinel, un oratorien professeur au célèbre collège de Juilly puis à Vendôme, qui quitte son ordre au milieu du XVIIIe siècle pour se consacrer à l'Œuvre des convulsions. Il s'entoure de deux visionnaires, la "sœur" Angélique Babet, dite "la paysanne" (une des plus importantes convulsionnaires parisiennes) et une "sœur" Brigitte. Il est proclamé "Premier pontife de l'Œuvre" par ses adeptes, et parcours la France dans les années 1770, de Saumur au Languedoc et jusqu'à la région lyonnaires.

Pinel est l'auteur d'un livre fondamental pour les convulsionnaires : l' Horoscope des temps ou conjonctures sur l'avenir fondées sur les Saintes Écritures et sur de nouvelles révélations. Ce livre est un exemple parfait du figurisme : Pinel y annonce l'avènement du prophète Élie, le retour des Juifs dans l'Église après que celle-ci aura été purifiée. L'Œuvre des convulsions est un groupe d'élus qui se prépare à accueillir le règne du Christ pour mille ans, avant une nouvelle mort et une nouvelle résurrection.

Le mouvement pinéliste va notamment s'implanter à Lyon et dans sa région à partir des années 1770, et être à l'origine de plusieurs mouvements distincts.

- Le premier mouvement est celui des "Amis de l'Œuvre des convulsions", à Lyon et Saint-Etienne. Il se développe dès avant la révolution, grâce notamment à la tolérance de l'évêque de Lyon, Mgr de Malvin de Montazet. Les collèges oratoriens et dominicains de Lyon sont très favorables au jansénisme et on compte près d'une centaine de prêtres appelants (contre la bulle Unigenitus).
Cela va favoriser la formation et l'accès à la prêtrise de jeunes hommes qui vont ensuite se consacrer à l'Œuvre, comme les frères Bonjour ou l'abbé François Jacquemond.
Le premier groupe lyonnais connu date de 1778. Il est fondé par des laïcs, qui se réunissent autour de quelques ecclésiastiques. L'adhésion est familiale, ce sont des groupes entiers qui rejoignent l'Œuvre, contrairement à ce qui a pu se passer à Paris où l'adhésion est plus individuelle. C'est sans doute une des clés de la pérennité convulsionnaire à Lyon.
Les groupes sont dirigés par de grandes familles bourgeoises ou de noblesse récente, mais le recrutement est beaucoup plus populaire.

- Ce groupe initial va donner naissance à d'autres groupes, qui s'éloignent les uns des autres au fil du temps.
* À Lyon, le groupe reste assez mesuré face aux secours, et s'oriente davantage vers le figurisme et les prophéties. À la Révolution, il se place du côté royaliste et réfractaire à la constitution civile du clergé. Au moment du Concordat de 1801, il refuse de reconnaître l'évêque nommé conjointement par Rome et Bonaparte, et sort alors de l'Église. Les groupes sont dirigés par des prêtres anticoncordataires puis, après la disparition de ceux-ci dans les années 1840, sont uniquement composés de laïcs. Ils perdurent jusqu'à nos jours. Au moment du Concile Vatican I (1870), deux membres de ce groupe ont tenté une démarche à Rome pour se faire entendre, mais ont finalement échoué à s'entendre avec le Vatican. De même, des contacts ont été menés par le diocèse de Lyon au milieu du XXe siècle, sans succès. Ce groupe, qui compte plusieurs grosses familles lyonnaises et du Beaujolais, est encore fort de plusieurs centaines de personnes aujourd'hui, même si la modernité et les mariages "mixtes" le font disparaître progressivement. À la fin du XIXe, il a largement financé les activités port-royalistes parisiennes, notamment grâce aux fortunes des familles Rolland (industriel) et Berliet (concepteurs de la firme automobile Berliet).

* Un autre groupe, nettement plus engagé dans les convulsions, est le groupe bonjouriste du Forez. Deux frères, les abbés Claude et François Bonjour, "convertissent" leurs paroisses dans les années 1770-1780. Ils créent également des groupes dans les Dombes, notamment à Fareins. Ils sont connus hors de leurs paroisses notamment par un évènement survenu en 1787, qui met brutalement en lumière une Œuvre que beaucoup pensaient à l'agonie. À Fareins, l'abbé François Bonjour, curé du village, crucifie dans l'église paroissiale une des prophétesses du village, assisté de son frère Claude et de deux autres prêtres. L'évènement est public et donne lieu à une enquête de l'évêque. François Bonjour est emprisonné, ce qui lui donne une aura de martyr et en fait une des figures de proue de l'Œuvre. À la faveur de la Révolution, il revient dans sa paroisse. Ses partisans chassent le curé qui l'avait remplacé, et le groupe entier devient ultra-révolutionnaire. Ils considèrent les évènements comme l'épreuve attendue de régénération que prédisaient les prophéties. Ils sont sincèrement républicains et J-P Chantin montre que jusqu'au XIXe siècle, on trouve dans les intérieurs fareinistes des portraits de Robespierre, de Marat et de Danton à côté des gravures jansénistes.
François Bonjour est, en août 1792, devenu le "père charnel" d'un petit garçon. Celui-ci est aussitôt reconnu comme étant le prophète Élie. Les cantiques jansénistes chantent l'évènement, passant outre la réprobation morale de l'acte : De notre Dieu la voix puissante / dit : qu'un homme soit reconçu ! / aussitôt une humble servante / dans son chaste sein l'a reçu… / c'est une œuvre incomparable / qui paraît depuis soixante ans / qu'Élie comme en une étable / naît pour réunir ses enfants.

Le jeune Élie doit devenir l'Esprit Saint le jour de ses 14 ans. Il devra subir des maux de plus en plus durs pour respecter les prédictions divines, mais le sacrifice de ce prophète-Paraclet devra précéder la fin des temps. Mais suite au constat que finalement cette fin des temps n'arrive pas, le groupe bonjouriste se réduit considérablement à partir des années 1815-1820.

* Le dernier groupe est celui incarné par François Jacquemont, curé de Saint-Médard en Forez. convulsionnaire modéré, révolutionnaire modéré, Jacquemont est une sorte de conscience morale du mouvement janséniste. Après le concordat, il prêche pour des relations partielles avec l'Église et est ce qu'on appelle un "communicant". Il entretient de nombreuses relations avec les groupes jansénistes de toute la France, et notamment avec Louis Silvy. Mort en 1835, il laisse derrière lui un groupe très fort dans le Forez, qui donne lieu ensuite au phénomène des béates et des béguins de Digonnet, dont je parlerai une autre fois.

Ce très long post avait pour but de présenter les principaux groupes convulsionnaires de la région lyonnaise. Il est évident qu'il y avait d'autres groupes en France, hors de Paris. Les groupes de Toulouse notamment sont encore mal connus, mais étaient en lien étroit avec les Lyonnais. Grosso modo, on trouve toujours cette distinction en trois groupes, l'un anticoncordataire, l'autre violemment convulsionnaire et très détaché de l'Église, le dernier communicant. D'une manière ou d'une autre, tous ces groupes issus de la fin du XVIIIe siècle ont perduré jusqu'au milieu du XIXe sous une forme organisée, puis de façon plus informelle et édulcorée jusqu'au début du XXe siècle, voire jusqu'à nos jours à Lyon.

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(1) à lire : Jean-Pierre Chantin, Les Amis de l'Œuvre de la Vérité. Jansénisme, miracles et fin du monde au XIXe siècle, PUL, 1998.

lundi 10 mars 2008

Les générations jansénistes

J'ai failli intituler ce message "la lutte des classes chez les jansénistes", mais je me suis dit in extremis que ce serait peut-être un peu provocateur.

Je suis en ce moment en train de compter, classer, ranger "mes" jansénistes. C'est-à-dire que je reconstitue les membres et proches de la Société de Port-Royal entre 1801 et 1950 (à peu près), en essayant de tirer quelque chose de cette masse de personnages.

Faire une frise en montrant qui est présent à quelle époque, analyser cette frise avec ce que je sais de chaque nom qui y est inscrit, puis relier ces résultats à mes connaissances sur les jansénistes des périodes antérieures m'amène à me poser de sérieuses questions sur la composition des groupes qu'on appelle "jansénistes".

En effet, il y a une sorte de roulement, de renouvellement des générations, à intervalles réguliers, qui font qu'on pourrait presque en tirer des conclusions étonnantes. Je vais sans doute creuser un peu pour étayer cette impression, d'abord diffuse, mais qui se trouve de plus en plus confirmée par mes classements.

Tout d'abord, un constat : il y a des groupes de jansénistes (ou du moins qu'on appelle comme ça) du milieu du XVIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle. Je laisse volontairement de côté les convulsionnaires, qui répondent à une autre logique.

Ces groupes de jansénistes, très marqués par la transmission patrimoniale et mémorielle de l'histoire de Port-Royal et du jansénisme, pourraient être composés des descendants des premiers jansénistes. Après tout , ce serait le plus logique : associer un patrimoine spirituel et matériel à la cohésion familiale est sans doute le meilleur moyen de faire perdurer un groupe.

Or il se trouve qu'il n'en est rien : tous les cinquante ans environ, une génération de jansénistes disparaît et c'est une autre, composée de nouvelles familles, qui reprend le flambeau. Tout n'est pas brutal, les transitions se font en douceur, mais enfin cela est assez flagrant.

À ce renouvellement des familles s'ajoute un autre constat. Je préviens que j'avance-là des hypothèses de recherche, qui ne sont confirmées par aucun ouvrage scientifique, pour la simple raison qu'elles proviennent des mes recherches.
Donc, deuxième constat : le jansénisme est affaire de bourgeoisie. Les Arnauld au XVIIe siècle sont un exemple parfait de cette haute bourgeoisie d'Ancien Régime. Passée la génération de l'âge d'or de Port-Royal, les Arnauld disparaissent de la scène janséniste. Ils sont remplacés par d'autres, de niveau social beaucoup moins élevé. Les Pasquier Quesnel et autres n'ont pas la prestance des Arnauld.

Puis on arrive au XVIIIe siècle. Comme l'a montré Marie-José Michel dans sa thèse sur le jansénisme et Paris, les plus fervents partisans du jansénisme se trouvent dans la petite et moyenne bourgeoisie, et chez les curés de paroisse. Il y a loin à cette époque des anciens frondeurs, princes de sang royal etc... On est dans un jansénisme populaire.

Ceux qui vont, sans passer totalement du côté des convulsionnaires, maintenir le souvenir de Port-Royal et du jansénisme au cours du XVIIIe siècle sont la partie la plus élevée de ce jansénisme populaire : magistrats, avocats, parlementaires. On y retrouve Louis-Adrien Le Paige, par exemple. La noblesse est singulièrement absente de ce mouvement, de même que la très haute-bourgeoisie.

À la Révolution, les cartes, si on peut dire, sont redistribuées. La génération des parlementaires disparaît et laisse place à de nouveaux groupes jansénistes. Ceux-ci, les fondateurs de la Société Saint-Augutin (future société de Port-Royal) en 1802, sont à nouveau plus "bas" dans l'échelle sociale que leurs prédécesseurs. Bourgeoisie moyenne (notariat notamment), marchands parfois, ils sont au début de leur ascension sociale. Grâce aux institutions impériales notamment, certains (dont l'emblématique famille Rendu) vont progressivement s'élever et former une nouvelle bourgeoisie. On les voit dans les années 1830, devenus de très hauts fonctionnaires, d'illustres médecins, de riches négociants. Ils ont fait leur place dans la société du XIXe siècle, sans renier leur attachement au jansénisme.

Et voilà que cette génération, au tournant des années 1850, vieillit à son tour et se retire. Ce ne sont, une fois encore, pas leurs descendants qui reprennent le flambeau, mais de nouvelles familles. Et, une fois encore, on redescend d'un cran dans l'échelle sociale pour ce recrutement. Ce sont à nouvau de petits négociants, des professeurs issus de l'enseignement janséniste (comme le père d'Augustin Gazier par exemple), de petits rentiers qui reprennent la Société. Et comme leurs prédécesseurs, ils vont progressivement faire leur ascension sociale.

Quand, dans les années 1900-1910, cette génération-là se retire à son tour, la donne change enfin : la seule famille qui s'est véritablement investie corps et âme dans le souvenir janséniste est la famille Gazier. La Société va donc majoritairement se renouveler en recrutant ses membres parmi cette famille et ses alliés (matrimoniaux principalement). Pour étoffer, on ne va plus chercher d'autres familles jansénistes mais plutôt des personnes qui peuvent apporter une compétence particulière à la vie de la Société : un notaire, un universitaire, un journaliste etc... Cette modernisation salutaire permet à la Société de vivre sans trop de problèmes de recrutement jusqu'à nos jours, avec toujours le pivot formé par la famille Gazier.

Cette rapide démonstration, qui n'a rien de bien scientifique mais se base sur un constat fait à partir de mon étude des sources me travaille quand même un peu : qu'est-ce qui fait que le souvenir janséniste n'arrive pas à se transmettre de génération en génération dans les familles (je met la famille Gazier à part) ? Pourquoi cette constance à associer activités jansénisantes et ascension sociale, et ensuite cet éloignement de la cause, une fois le but atteint ?

Il n'est pas question de dire que ce sont les activités mémorielles des membres qui leur ont permis de s'élever dans la société, mais bien de chercher à comprendre pourquoi ces deux faits sont intimement liés, et pourquoi le souvenir janséniste a fleuri dans une classe sociale - la moyenne bourgeoisie - qui n'est au départ pas la plus probante pour ce genre de "mission". La logique aurait voulu soit que le jansénisme fût un bien populaire, dans son aspect de rébellion et de provocation, soit au contraire que son côté élitiste et exigeant lui conserve la fidélité des intellectuels et de la haute-société.

Quand on a été nourrie de lectures balzaciennes, stendhaliennes et flaubertiennes, on a du mal à s'imaginer ces bourgeois de littérature, tellement caricaturaux, tellement matérialistes, tellement peu sensibles, on a du mal à se les imaginer voués au souvenir de Port-Royal. Et pourtant, c'est grâce à ce milieu social intermédiaire que les biens matériels et mémoriels de Port-Royal ont pu survivre.

Soyons justes : la "grande" image de Port-Royal, celle de Sainte-Beuve, ne vient pas tout à fait de là. Et elle se propage essentiellement dans les milieux intellectuels. Mais qui va-t'elle inspirer en premier lieu à la fin du XIXe siècle ? Les républicains pédagogues, ces Jules Ferry, Ferdinand Buisson, et autres concepteurs de l'école laïque et républicaine à la française. Et ces républicains sont de purs produits de la bourgeoisie, eux-aussi. Une bourgeoisie un peu différente, en pleine ascension sociale elle-aussi : la bourgeoisie protestante.

Mais cela est une autre histoire. Les rapports entre jansénisme et protestantisme sont très intéressants à étudier, je vous en ferai profiter une autre fois.

lundi 3 mars 2008

Comment on peut tomber dans le jansénisme...

Ce soir, pas de portrait, pas de théologie, pas d'église janséniste.

Je vais montrer un peu comment j'ai pu "tomber en jansénisme". En effet, il n'est pas logique a priori, à 20 ans tout juste, de se lancer pour des années d'étude sur le jansénisme (en comptant ma maîtrise et mon DEA, ça fait quand même plus de 7 ans que je m'y consacre...)

Tout est parti d'un cours de Licence sur l'enseignement de l'Histoire sous la IIIe république. Une passionnante enseignante de Rennes II nous montrait à quel point l'enseignement est politique, et d'autant plus sous la IIIe république, où il fallait définitivement enterrer des siècles de monarchie pour installer durablement le régime républicain. N'oublions jamais que le XIXe siècle français a vu se succéder pas moins de 9 régimes différents... Tout était donc à faire, pour que les petits français soient convaincus de la nécessité d'être de bons républicains.

On connaît généralement la propagande militariste entre la guerre de 1870 et 1914. On se rend moins souvent compte de l'importance de l'enseignement de l'Histoire pour l'installation durable d'une mentalité républicaine.

Bref, je décide de travailler dessus pour ma maîtrise. Quittant Rennes pour la région parisienne, je prend contact avec le professeur tenant la chaire d'histoire de l'éducation à Paris IV. Il est d'accord, mais me prévient que les manuels d'histoire de la IIIe république ont déjà été très étudiés. Contacté en juin, il me laisse jusqu'à la fin du mois d'août pour trouver un sujet susceptible d'être traité, donc prêtant à polémique, et bien sûr un sujet qui n'ait pas déjà été traité.

Je prend donc mes quartiers d'été à l'INRP (l'Institut National de la Recherche Pédagogique) rue d'Ulm. Je m'installe dans l'immense cave, remplie de rayonnages regroupant la quasi-totalité des manuels de toutes les matières possibles et imaginables, pour tous les niveaux, des années 1860 à nos jours.

Je me plonge dans les manuels d'histoire du secondaire, pour avoir plus de matière. Beaucoup de sujets ont déjà été traités par d'autres étudiants en maîtrise, de la place des protestants à Jeanne d'Arc, en passant par Louis XIV, Clovis, la Révolution et l'image de Louis XI. Il faut bien avouer qu'il ne reste plus grand chose... Je lis et relis mes manuels, mélangeant ceux de l'école publique et de l'école privée, et soudain je me rappelle d'un oral de licence qui portait sur le jansénisme. Il m'avait fallu broder sur le rôle du jansénisme parlementaire au XVIIIe siècle, pas facile...

Quoi qu'il en soit, je reprends mes manuels et me rend compte que non seulement la vision du jansénisme est totalement différente entre les manuels de l'école publique et ceux du privé catholique, mais qu'en plus cette vision évolue grandement dans le temps. Je tiens donc mon sujet.

Mon professeur est d'accord, quoique légèrement sceptique. Mais je sais que ça peut marcher, donc je me lance. Très vite, il faut s'organiser : choisir quels seront les manuels étudiés, sur quelle période, et quelle va être ma grille de lecture. Je décide, après avoir vu un peu comment ont procédé les autres avant moi, de faire une étude fouillée sur le discours, les illustrations, la place de mon sujet dans les manuels et l'évolution comparative de tout ça.

J'ai donc choisi environ 200 manuels, moitié public, moitié privé. Les programmes scolaires ne changeant pas trop, je traite essentiellement l'équivalent de la classe de 3e. La période choisie va de 1868 (quand je commence à avoir un nombre suffisant de manuels) à 1968, où le jansénisme est réduit à une telle peau de chagrin dans les manuels qu'il devient impossible d'analyser son traitement.

Je fais des tableaux, où chaque manuel porte un numéro. Je vais donc transcrire tous les éléments présents : quels personnages sont cités, combien de pages prend la leçon par rapport à la taille du manuel, à quel endroit elle est placée dans l'organisation du manuel (c'est important), quels sont les éléments de la leçon, quelle est l'illustration. Cela permet déjà de voir l'évolution dans le temps de l'importance du jansénisme dans les manuels. Et là, pas de mystère : ce sujet, jugé très important à la fin du XIXe siècle, décline progressivement au cours du XXe siècle. Il est toujours davantage traité dans les manuels du public, mais son importance quantitative et la richesse des leçons baisse chronologiquement.

La deuxième étape est plus subtile. Il s'agit d'analyser le discours à l'intérieur des leçons. J'ai donc recensé tous les qualificatifs utilisés, faisant des listes d'adjectifs et d'adverbes, les croisant, les triant par ordre d'importance, les regroupant par ordre chronologique etc... Cela permet de voir quelle est réellement la vision donnée du jansénisme, quel est le type de discours utilisé. C'est un peu compliqué parce qu'il faut tenir compte de la diversité public / privé, de l'évolution dans le temps etc... mais c'est absolument fascinant. Je faisais ça à la main, n'ayant pas d'ordinateur portable. Donc des tableaux interminables, avec des codes de couleur, pour essayer de faire ressortir de façon statistique et un peu sérieuse les impressions que j'avais à la lecture des manuels.

Quand on traite 200 manuels, c'est long. Mais à la fin, la satisfaction de voir se dessiner de nettes tendances, de réelles évolutions, compense largement ce travail de décorticage un peu fastidieux par moments (et puis travailler dans une cave, c'est assez peu motivant).

Après avoir recueilli toutes ces données statistiques, j'ai rencontré une professeur spécialiste du jansénisme (mon actuelle directrice de thèse) qui m'a un peu guidée pour repérer d'éventuelles erreurs ou approximations dans les manuels, et pour parfaire ma connaissance du jansénisme. J'ai également croisé mes résultats avec la bibliographie existante sur la "propagande" historique dans les manuels. J'ai pu également voir toute l'importance de Port-Royal pour les républicains pédagogues protestants de la fin du XIXe siècle, à partir du manuscrit de l'Habilitation à la Direction de Recherches de Patrick Cabanel, que mon professeur m'avait prêtée.

Je ne vais pas détailler ici tous les résultats de ce travail de maîtrise, d'autant plus que je vais les reprendre (en les synthétisant) pour ma thèse. Juste insister sur le fait que le jansénisme, absolument oublié de nos jours par l'éducation nationale, a été largement utilisé pendant des décennies comme enjeu politique et mémoriel dans l'enseignement de l'Histoire. La tragique fin de Port-Royal, les persécutions royales et religieuses des jansénistes permettent aux républicains de dénigrer la royauté et la papauté. À l'inverse, pour les manuels catholiques, les jansénistes sont coupables de tous les maux : affaiblissement du pouvoir royal, crise religieuse, responsabilité dans le déclanchement de la Révolution française et déchristianisation de la France, tout est de leur faute.
Que ce soit pour les dénigrer ou leur en faire crédit, les jansénistes et les protestants sont très souvent rapprochés, ce qui est assez cocasse quand on sait la haine que les jansénistes vouaient aux Réformés.

Bref, cette année de recherche m'a permis de prendre conscience de plusieurs choses : d'une part que tout évènement historique peut être utilisé pour une cause, quelle qu'elle soit, pourvu qu'on sache tourner un texte. Parfois même (le plus souvent sans doute), ce biais idéologique est inconscient, simplement dicté par des présupposés idéologiques et religieux. Cela permet également de se rendre compte de l'importance du vocabulaire et de l'écriture en général. Chaque adjectif compte, chaque tournure de phrase est porteuse de sens. Cela m'a donné (ou renforcé) un grand sens critique sur mes lectures. Même si le traitement statistique a tendance à gommer les subtilités sémantiques, il permet tout de même de mettre en valeur l'importance du choix des mots.

Enfin, et surtout, cette étude m'a permis de me rendre compte qu'il y avait une vraie recherche à faire sur le discours historique concernant le jansénisme. Entre la réalité historique (ou ce qu'on en sait) et l'image actuelle de Port-Royal, l'écart est grand. Cela m'a donné envie de remonter aux origines de ce discours, et donc de m'intéresser à la fois aux derniers jansénistes, aux descendants de Port-Royal, mais aussi à la construction du discours intellectuel sur Port-Royal.

Si je parle souvent ici des jansénistes, je viendrai dans quelques temps à parler de la relation entre Port-Royal et les intellectuels du XIXe siècle, étude tout aussi passionnante à mes yeux.

Voilà comment on peut "tomber en jansénisme", partir d'une toute autre préoccupation et se prendre d'un grand intérêt pour un sujet austère à première vue, mais d'une richesse incroyable. Peu de moments d'ennui finalement, pour beaucoup de satisfactions intellectuelles, de ces petits moments magiques où tout d'un coup on comprend l'enchaînement des choses, où on peut relier une intuition à des sources réelles, connecter des personnages ou des concepts qui semblaient étrangers, voir se dessiner au fur et à mesure des recherches et analyses une vision de l'histoire, un discours, un monde ancien totalement oublié.