dimanche 6 janvier 2008

Portrait de la dernière Solitaire de Port-Royal

Ce soir, pas de théologie, mais un portrait, celui de celle qu'on a appelée la dernière Solitaire de Port-Royal. Avant elle, il y eut le dernier Solitaire (Louis Silvy), j'en parlerai une autre fois, qui habitait Port-Royal au début du XIXe siècle(1).

Donc cette drôle de femme, Félicité-Perpétue de Marsac, vicomtesse d'Aurelles de Paladine, est une des figures marquantes de la vie de Port-Royal à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Elle est riche, elle est la veuve du seul général victorieux d'une bataille lors de la guerre franco-prussienne de 1870, et elle est une fanatique de Port-Royal(2).

Issue d'une famille respectable de la région toulousaine (Toulouse renferme un hôtel particulier de cette famille encore très beau), elle est la fille de son père (héhé !) et d'une femme dont on ne sait trop qui elle était vraiment. Apparemment une de ces "soeurs" convulsionnaires, un peu religieuse, un peu laïque, assez ambitieuse dans le cas de celle-ci, puisque venue pour convertir le milieu janséniste toulousain à l' "Œuvre de la Vérité" (les convulsions) et finalement restée comme épouse de Mr de Marsac. La petite Félicité, née en 1856, est donc élevée dans une sorte d'exaltation port-royaliste, au milieu d'une société janséniste qui s'adonne aux prophéties, au culte du secret, aux ressassements sans fins sur les maux dont souffrent le monde et l'Église depuis que la doctrine janséniste a été définitivement sanctionnée (par la Bulle Unigenitus de 1713).

Mariée jeune, mais restée sans enfants et rapidement veuve, elle utilise sa petite fortune pour la cause janséniste. Elle fait de fréquents séjours dans la communauté janséniste de Lyon (appelée "Petite Église de Lyon", encore une chose dont je parlerai un jour), afin de recopier des ouvrages rares pour les diffuser. Et oui, à cette époque (années 1875-80), on recopie encore des livres... Elle se sent dans la peau des demoiselles de Théméricourt ou de Joncoux, qui ont passé leur vie (au XVIIIe siècle) à recopier les manuscrits de Port-Royal. Elle, elle est plutôt versée dans les prophéties des sœurs convulsionnaires de la fin du XVIIIe siècle.

Elle sert aussi souvent à faire la liaison entre les groupes dans toute la France. Et puis en 1895, elle demande à Augustin Gazier l'autorisation d'aller habiter à Port-Royal des Champs. Elle connaissait déjà, puisqu'elle faisait fréquemment des pèlerinages là-bas, des kilomètres à pieds, en robe longue et empesée, pour aller se recueillir sur les ruines.

Augustin Gazier, qui est alors l'âme de la société janséniste parisienne (je ferai son portrait aussi, à lui, il vaut le coup), accepte. Elle emménage donc dans une petite maison qui est restée debout, pas trop loin des Ruines. Elle hante littéralement le lieu jusqu'à sa mort, en 1932. Elle se promène, toujours vêtue de noir, avec mantille et gants de dentelle complètement usés, parmi les ruines. Elle apostrophe les visiteurs quand elle trouve qu'ils n'ont pas une attitude respectable dans les ruines.

Le vendredi, elle se rend aux Granges, voir ses amis les Goupil (la famille qui possède l'ancienne maison des Solitaires). Mais comme on n'est jamais trop zélé dans l'expiation de ses péchés, elle monte les Cent-Marches (une côte très raide qui va des ruines aux Granges) à genoux, en récitant le chapelet. Tout ça jusqu'à sa mort, à 86 ans.

Elle est également très soucieuse du devenir de sa "chère Solitude" et du souvenir de Port-Royal. Elle envoie très régulièrement des lettres partout en France, et spécialement à Augustin Gazier, où elle déverse à la fois une mine d'informations sur la vie du site de Port-Royal et des élucubrations mystico-paranoïaques d'un attrait certain pour le chercheur. Tout cela avec une écriture illisible, à l'encre violette, sur des papiers si fins qu'on n'arrive plus à lire tellement elle charge ses courriers (et quand elle économise le papier et écrit à la verticale, sur les lignes horizontales déjà écrites, pour terminer ses lettres, je ne vous parle même pas de mes pauvres yeux !). Ces lettres ont été gardées, pour une grande part, à la Bibliothèque de Port-Royal. On ne sait trop si elles sont plus intéressantes par le portrait psychologique qu'elles dressent de celle qu'on appelle "La Paladine", ou par ce qu'elle y écrit, mais il faut avouer que ces courriers sont assez exceptionnels(3).

La Paladine vit dans un dénuement total. Certains témoignages font état d'une hygiène assez rudimentaire. Mais elle s'en moque éperdûment. Ce qu'elle veut, c'est revivre comme au XVIIe siècle, dans l'esprit des religieuses et des Solitaires. Elle ne veut quitter "son" Port-Royal à aucun prix, mais a du mal à accepter l'évolution touristique du site. Ainsi en 1899, quand une cérémonie est organisée pour le bicentenaire de la mort de Racine, avec académiciens et tout-Paris en jaquette et haut-de-forme à Port-Royal, s'insurge-t-elle auprès d'Augustin Gazier contre cette intrusion mondaine.

Disons-le tout net, elle est prise comme une sorte de folle par les visiteurs, et parfois même par les membres de la Société de Port-Royal, qui possède le site. Elle en devient presque une attraction touristique, et les gens qui écrivent à la Société après une visite parlent souvent de cette femme en noir qu'ils ont croisée, marmonnant ses incantations au milieu des ruines.

À l'extrême fin de sa vie, elle est emmenée (presque contre son gré) à l'hospice de Chevreuse, où elle meurt en 1932. La Société de Port-Royal rend compte, lors d'une de ses séances de travail, de sa mort :
"Le 19 septembre est décédée à Chevreuse, âgée de 86 ans, madame d’Aurelles de Paladine, la « Solitaire de Port-Royal » qui y était restée 36 ans dans une sorte de cellule voisine de la maison du gardien, vivant au milieu des ruines comme un symbole vivant des anciennes religieuses de l’abbaye".

Elle est enterrée à Saint-Lambert des Bois, tout près du "Carré de Port-Royal" (où sont les restes des habitants de Port-Royal déterrés suite à la destruction de l'abbaye). Elle avait réservé depuis longtemps son emplacement, pour être au plus près de ses "chers Solitaires" et de ses "chères religieuses".

Bref, une drôle de figure, une femme qui a marqué Port-Royal pendant près de 40 ans, encore une forte personnalité (on en rencontre si souvent chez les jansénistes), comme j'espère vous en faire découvrir beaucoup d'autres.


(1) Oui je sais, ce n'est pas logique. Mais vive l'anarchie chronologique !!!
(2) Véronique Alémany-Dessaint a soutenu l'an dernier une magnifique thèse sur la Paladine et sa famille. Elle sera sans doute publiée un jour... patience !
(3) Véronique Alémany a fait analyser les courriers de Mme d'Aurelle de Paladine par une graphologue, qui a confirmé l'extrême agitation de son esprit (pour rester pudique).

1 commentaire:

Anonyme a dit…

La dernière solitaire est mon arrière arrière grande-tante et j'aimerais lire la thèse de Véronique Alémany à son sujet. Où puis-je la consulter?

Merci et bravo pour ce blog

Cyrille Bréhier

pour m'écrire: cyrillebrehier@orange.fr