lundi 14 janvier 2008

Ce cher Henri Grégoire...

Encore un portrait ce soir (j'aime bien les portraits, je trouve ça plus vivant qu'un exposé)...

Il s'agit donc d'Henri Grégoire, le fameux abbé Grégoire, connu pour son action en faveur des Juifs et des noirs, et panthéonisé en 1989, avec Gaspard Monge et Condorcet.

Mais me direz-vous, pourquoi parler de Grégoire sur un blog de jansénistrerie ? Et bien oui, l'abbé Grégoire était janséniste, ou au moins jansénisant.

C'est un drôle de bonhomme, ce Grégoire. Né dans une famille modeste de Lorraine en 1750, il a toute sa vie combattu, créé, réfléchi, écrit, polémiqué, éduqué. Un touche-à-tout de génie, finalement assez mal connu et mal-aimé, sans doute à cause (justement) de cet éclectisme.

Un curé, donc. Un curé de campagne, à Emberménil (toujours en Lorraine). Il est visiblement marqué par la doctrine janséniste, malgré des études chez les Jésuites. Il veut, dans son ministère paroissial, améliorer la vie de ses ouailles. Alors il crée une bibliothèque gratuite et publique, pour les éduquer. Il se forme aussi en agronomie pour aider les plus pauvres à assurer leur subsistance.

Et puis il réfléchit. Il réfléchit sur les religions, sur la place des religions autres que catholique dans une France où un protestant et un juif n'ont pas d'existence officielle à la fin du XVIIIe siècle. Il correspond avec un pasteur protestant des Vosges, il assiste (au grand dam de son évêque) à l'inauguration de la synagogue de Lunéville. En 1787, il reçoit un prix de l'académie de Nancy pour son Essai sur la régénération physique et morale des Juifs. Nul relativisme dans son action, il veut simplement comprendre comment fonctionnent ses frères non-catholiques et œuvrer pour leur conversion. J'en parlerai un jour, mais la conversion des Juifs est une obsession des jansénistes, qui estiment que le jour où les Juifs seront convertis, la fin du monde arrivera et tous seront sauvés.

Dès le début de la Révolution, Grégoire se passionne pour les évènements. Il est député du Tiers Etat, il soutient la formation de l'Assemblée Constituante. Il devient rapidement un des chefs de file de la Révolution. Il faut dire qu'il n'est pas franchement royaliste, et même républicain convaincu. Il n'a donc aucun mal à accepter la destruction de la monarchie et des ordres anciens. Il accepte également sans soucis de conscience la Constitution civile du Clergé, qui détache potentiellement l'Église de France de la tutelle romaine, et contente le gallicanisme traditionnel des jansénistes.

Il est d'ailleurs un des premiers évêques élus, à Blois. Dès lors, il devient de facto le chef de file de cette nouvelle Église gallicane. Il continue d'ailleurs à réfléchir à ce que peut donner cette évolution. Il organisera deux conciles nationaux, en 1797 et 1801, de relatifs échecs.

En même temps, il est député à la Convention. Il raconte dans ses Mémoires qu'à la chute de la Monarchie, après avoir lui-même proclamé la République à l'Assemblée, il n'en a pas dormi tellement il était heureux. En pleine Terreur, il siège à l'Assemblée, en soutane violette, alors que la guillotine "raccourcit" au même instant certains de ses anciens collègues. Au moment du procès de Louis XVI, il est en mission dans les Alpes. Il refuse de voter la mort du roi, parce que d'une part il est opposé à la peine de mort, et que d'autre part il estime que le roi souffrira plus d'expier sa vie durant ses crimes en prison, plutôt que d'être rapidement exécuté. Il en garde quand même une solide réputation de régicide, qui le fait haïr des milieux royalistes.

Durant ces années révolutionnaires, Grégoire se rend régulièrement à Port-Royal des Champs, pour se ressourcer. Il a créé une association, la "Société libre de philosophie chrétienne", qui a pour objet de redonner vie aux études religieuses dans une France en pleine déchristianisation. C'est un véritable repaire de jansénistes et de gallicans, qui se rendent tous les ans sur les ruines de Port-Royal. Ils diffusent également un journal, les Annales de la Religion, où Grégoire peut marteler sans fin ses idées.

Décidément éclectique, il fait partie des commissions révolutionnaires qui tentent de reconstruire la France après la Terreur. C'est ainsi qu'il est un des piliers de la Commission pédagogique. Il se bat contre les patois et les langues régionales, au nom de l'unité nationale (il est assez mal vu chez les régionalistes, généralement). Il crée le Conservatoire National des Arts et Métiers, puisqu'il croit dur comme fer aux vertus de l'éducation technique. Il crée aussi le Bureau des Longitudes, qui a pour objectif la recherche géographique. Il réclame aussi (et obtient) l'abolition de l'esclavage dans les colonies, au nom de l'égalité des citoyens.

Sa présence incontournable le met paradoxalement à l'abri des différentes purges qui marquent la France révolutionnaire. Il n'est aimé par personne, du fait de ses positions paradoxales. Les royalistes le détestent (c'est un républicain), les républicains s'en méfient (c'est tout de même un curé), mais personne n'ose l'affronter.

C'est finalement Napoléon qui aura le dernier mot sur lui. Grégoire est un des rares du Conseil des Cinq-Cent à s'opposer à la prise de pouvoir de Bonaparte. l'abbé déteste le petit caporal, qui le lui rend bien. Bonaparte devenu Napoléon lui offre un siège de sénateur, mais Grégoire ne le garde pas longtemps. Il préfère se camper dans une posture d'opposant systématique, seul contre tous.

Il est effectivement seul, l'abbé Grégoire, même dans l'Église. Le pape avait condamné la constitution civile du clergé en 1791. Lors du Concordat de 1801 avec le pape, Napoléon demande au clergé constitutionnel comme à l'ancien clergé de démissionner, pour renommer des évêques et des prêtres de façon plus neutre. Mais Grégoire ne veut pas en entendre parler : il estime son élection valide et ne voit pas pourquoi il devrait démissionner. Il est donc condamné par l'Église, ne peut plus avoir de paroisse, ne peut avoir sa place dans le clergé français.

La fin de la vie de Grégoire est assez solitaire. Pas tout à fait accepté dans le milieu janséniste parisien, qui le trouve un peu trop républicain, il reste à sa marge. Entouré de ses secrétaires, les abbés Varlet et Rondeau, il classe, range, annote ses archives. Il écrit ses Mémoires, il rédige un gros ouvrage sur les sectes en France (un monument de sarcasme et de clairvoyance historique, d'ailleurs). Il écrit, il écrit, il écrit, il polémique dès qu'il le peut, mais finalement il est bien seul. La Restauration le navre, il ne cesse d'écrire contre Louis XVIII et Charles X.

Lorsqu'il est à la veille de mourir, en 1831, l'évêque de Paris refuse qu'on lui donne les derniers sacrements, puisqu'il ne s'est toujours pas soumis au Pape. Mais un de ses amis prêtres passe outre et l'administre. Les autorités décident de ne pas ouvrir d'église pour ses funérailles, mais une foule immense, se souvenant soudain du prêtre-citoyen, l'accompagne jusqu'au cimetière Montparnasse, Lafayette en tête du cortège.

Que dire de plus sur ce curieux abbé touche-à-tout ? Qu'il est un inconnu et un mal-aimé de l'Histoire. Qu'il a été panthéonisé pour des raisons qu'il aurait peut-être complètement reniées s'il avait eu son mot à dire : on le voit comme un libérateur des peuples opprimés, alors qu'il voulait essentiellement les rendre semblables au français-catholique pour les évangéliser et les faire rentrer dans le troupeau. On en a fait un démocrate, ce qui n'est pas faux, mais en oubliant le caractère impossible de cet homme, totalement intolérant à ses opposants. On en a fait (je trouve) un personnage mièvre et bien-pensant, alors qu'il était bouillant d'idées, brouillon, parfois contradictoire, dérangeant, mais terriblement attachant.

L'abbé Grégoire était un utopiste, il rêvait d'une société impossible, à la fois républicaine et catholique, à la fois pessimiste sur la nature humaine (il est profondément janséniste) et furieusement innovateur. C'est une figure centrale et attachante de l'Histoire, qui mériterait vraiment d'être un peu plus connue.

à lire :
- Rita Hermont-Belot, L'abbé Grégoire, la politique et la vérité, Seuil, 2000.
- L'article sur l'abbé Grégoire et les articles liés dans Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Gr%C3%A9goire

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