lundi 12 mai 2008

Jansénisme et romantisme

Une des parties importantes de mon travail de recherche concerne la vision du jansénisme par les écrivains du XIXe siècle. Siècle des romantiques, siècle des causes passionnées et parfois désespérées, le XIXe siècle ne pouvait qu'avoir un œil attentif sur Port-Royal et le jansénisme.

Il y a bien sûr Sainte-Beuve et son gigantesque Port-Royal, qui écrase de sa masse historique et littéraire les autres écrits. Finalement, ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus, parce que cette œuvre est tellement énorme et étudiée qu'elle a une place à part. C'est une sorte d'étalon incontournable qui sert de point de référence pour y comparer les autres écrits. Or c'est justement ce que je veux éviter : ne pas sous-estimer l'importance de Sainte-Beuve, mais mettre en lumière tous ces autres écrivains, et pas des moindres, qui ont eu d'une manière ou d'une autre à se pencher sur le jansénisme.

Les premiers à s'intéresser à Port-Royal sans y avoir de liens familiaux ou religieux sont les intellectuels du tout début du siècle. Qui se souvient aujourd'hui de Louis de Fontanes ou de Joseph Joubert ? Sans doute pas grand monde. Mais ces "honnêtes hommes", écrivant au milieu des bouleversements de la Révolution ou du Consulat, ont en référence la quiétude de Port-Royal. Ils lisent, avec leurs belles amies (comme Pauline de Beaumont, future maîtresse de Châteaubriand), les écrits de Pierre Nicole, les récits de l'histoire de Port-Royal. Ce n'est pas la théologie qui les intéresse, mais la vertu, la droiture, l'inflexibilité des jansénistes. L'obsession révolutionnaire de la pureté et de la vertu se marie finalement assez bien, chez ces modérés lettrés, avec le jansénisme. L'esprit janséniste est alors à la mode, et Pauline de Beaumont peut écrire à Joubert : "Il me semble que dans un chrétien je désirerais l'esprit janséniste et le cœur un peu moliniste".

Le jeune Chateaubriand, qui écrit en cette aube du XIXe siècle le Génie du christianisme, est proche aussi de ces lettrés attirés par le jansénisme. Par Fontanes il a fait connaissance d'Ambroise Rendu et de Philibert Guéneau de Mussy, deux jeunes et talentueux jansénistes qui allient esprit brillant et moralité parfaite. Avec eux, au Mercure de France et dans les salons parisiens, on cause jansénisme, on se dispute gentiment, on loue Nicole et Pascal, on discute des mérites des Provinciales. Ce qui est janséniste s'accorde assez bien avec le renouveau religieux du Consulat, où s'allient désir de moralité et religion sensualisante. Les jansénistes de la fin du XVIIe siècle sont donc préférés, pour leur approche plus morale que théologique. Chateaubriand n'est pas insensible à ce courant, et réussit le tour de force de faire entrer saint Augustin dans sa vision romantique de la vie : " Les Confessions de st Augustin ont du charme et une certaine tristesse toute particulière à leur auteur. Jusqu'à présent ce Père de l'Église n'a été considéré que comme un esprit brillant et délié ; cependant il est vrai qu'il abonde en traits de sentiments, en méditations tendres et profondes", écrit-il à la baronne Sophie de Krüdener, elle aussi fervente lectrice de Nicole.

Les précurseurs du romantisme ont donc non seulement un attrait intellectuel pour Port-Royal, mais ils en sont aussi rapprochés par leurs amitiés avec des jansénistes. C'est un double attachement qui se retrouve tout au long du siècle. Les références au jansénisme sont constantes en politique, en littérature etc... La politique de la Restauration y fait de fréquentes références, et des hommes comme Pierre-Paul Royer-Collard ou Lanjuinais sont publiquement qualifiés de jansénistes. Les références à l'Église de Hollande, les coups d'éclat périodiques de l'abbé Grégoire, éternel opposant politique, ou les tiraillements du clergé entre ultramontanisme et gallicanisme, tout concorde à faire du jansénisme une référence classique des écrits littéraires ou politiques. On se traite mutuellement de janséniste ou de moliniste à la Chambre, on qualifie un journal politique comme Le Constitutionnel de "janséniste", tandis que des hommes profondément marqués par une éducation janséniste tiennent les hauts postes de l'administration, notamment dans la médecine ou l'enseignement.

Stendhal, autre "monstre" romantique, est lui aussi proche de Port-Royal. Il fait de l'abbé Chélan, formateur de Julien Sorel dans le Rouge et le Noir, un curé janséniste typique du début du siècle. Gallican, intransigeant sur les choses de la religion mais infiniment humain et pédagogue. L'abbé Pirard, au séminaire de Besançon, est tout autant janséniste. Julien Sorel vit dans son séminaire les luttes du clergé de son temps, et Stendhal les présente à la manière janséniste : la mollesse, l'ignorance et la vulgarité sont du côté des ultramontains, l'exigence, l'intelligence et la hauteur de vue sont éminemment jansénisantes. Les récits du séminaire sont curieusement à rapprocher des mémoires de l'abbé Wladimir Guettée, qui décrit les mêmes choses pour son cas, à peu près à la même époque.

Ces quelques mots sont bien peu pour montrer à quel point le souvenir de Port-Royal est vivace dans la vie publique de la première moitié du XIXe siècle. Mais il faut surtout retenir qu'avant d'être objet d'histoire, Port-Royal et le jansénisme sont restés longtemps des sujets quotidiens, des références incontournables. Pendant que la société de Port-Royal continue à financer ses écoles jansénisantes et rachète Port-Royal, dans le monde on n'oublie pas, et on se construit petit à petit une image de Port-Royal et du jansénisme qui colle au siècle, qui permet de garder une référence au passé tout en l'inscrivant (avec des déformations) dans le présent.

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