samedi 19 janvier 2008

Une famille ordinaire...

Ce soir, je parlerai d'une petite joie qui m'a été donnée il y a 2 ans de cela, pendant mes recherches jansénistes.

Comme je travaille à reconstruire le réseau des jansénistes au XIXe siècle, je suis amenée à travailler sur des familles entières, à suivre leurs actions et à essayer de les regrouper entre elles. Travailler sur un réseau ancien, c'est une sorte de jeu de piste, d'enquête policière. Sauf qu'il n'y a pas de témoins ou de suspects à interroger, seulement des archives.

Je travaillais donc sur les personnes qui ont créé au tout début du XIXe sièce la Société de Port-Royal. J'avais pour cela les archives de cette société, conservées à la bibliothèque de Port-Royal. Essentiellement des comptes-rendus de réunions, mais aussi quelques lettres. Curieusement, quelques noms revenaient souvent, sans qu'ils fassent partie de l'histoire "officielle" de cette société, telle qu'elle a été écrite à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle.

Pourtant, deux noms au moins me semblaient avoir une certaine importance. Je suis donc partie en quête de renseignements sur ces personnages. Première étape : épluchage en règle des Archives nationales. Là encore, c'est un sacré jeu de piste, avec ses fausses routes, ses petits trésors, ses déceptions. Je travaillais sur le Minutier central des notaires de Paris, c'est à dire un fond d'archives énorme regroupant tous les actes notariés de Paris depuis le XVIIe siècle.

Il ne faut pas imaginer que pour trouver les actes concernant une personne quelques clics de souris suffisent. Non. Il faut d'abord trouver quelle étude est concernée, puis faire défiler les microfilms pour retrouver les actes. En fait les registres d'époque ont été microfilmés, et on fait défiler les dates, en cherchant le nom qui nous intéresse. Inutile de préciser que cela prend des heures... Ensuite, on commande le carton correspondant, et on attend (1h30) que celui-ci arrive. Il ne faut donc pas se tromper. J'avais pioché dans les études des jansénistes, avec bonheur.

C'est ainsi que, de fil en aiguille, de carton en carton, j'ai pu retrouver les contrats de mariage, les inventaires après décès, les testaments etc... de cette famille. Ce sont des documents importants, parce que donnant tout un tas de détails sur la vie de ces personnes. Par exemple, dans un contrat de mariage au début du XIXe, on a fréquemment une dizaine de témoins. Ces noms sont précieux pour reconstituer les fameux réseaux. Dans les testaments, les volontés du défunt montrent clairement qui il est et, dans mon cas, à quel point il est "janséniste" (ou non). Les inventaires après décès sont fascinants, parce qu'on rentre dans l'intérieur de la maison du défunt. Avec le notaire, on fait le tour des pièces, on détaille la bibliothèque de la personne (encore une source de renseignements sur sa spiritualité), on connaît ses bibelots, son niveau de richesse, ses meubles.

Parallèlement à ces recherches, je regardais à la BNF s'il y avait des ouvrages, des manuscrits, bref des traces de ces jansénistes. Notamment d'un Ambroise R. qui me semblait important. J'ai finit par tomber sur un petit livre, écrit par un certain Marc Ambroise-R., et portant sur cette famille. Je m'empresse de le lire et découvre toute l'histoire de cette famille.

Montée à Paris au milieu du XIXe siècle, l'ancêtre (père d' Ambroise) était devenu clerc de notaire chez un notaire parisien, puis avait pris sa suite. La famille avait ensuite progressé dans l'échelle sociale, s'était installée dans les grands corps de l'État, avait vraiment prospéré. Un livre intéressant, bourré d'informations, construit sur des archives familiales. Mais pas un mot sur le jansénisme de cette famille. Alors que le notaire parisien chez qui le premier R. travaillait était furieusement janséniste, que sa fille avait été crucifiée près de 200 fois (ça vous pose un convulsionnaire, là !), qu' Ambroise était vraiment un des chefs de file de la société janséniste de 1802 à 1850, que plusieurs membres de la famille s'étaient mariés dans des familles jansénistes. L'auteur semblait ignorer tout un pan de l'histoire de sa famille.

Après un temps de réflexion, je me décide à écrire à l'auteur. Le livre ayant été publié à compte d'auteur (et destiné à la famille apparemment), je me disais que son auteur serait content de voir qu'il avait été lu par quelqu'un d'autre. J'espérais juste qu'il ne soit pas mort, car le livre datait bien d'une dizaine d'année.

Donc j'écris à Marc Ambroise-R, dont je trouve l'adresse dans l'annuaire. Une lettre demandant si les archives qui étaient utilisées étaient à sa disposition et si je pouvais les voir. Sans trop en dire, je lui écris aussi que j'ai des informations intéressantes à lui apporter sur sa famille. Au bout d'à peine une semaine, je reçoit une petite carte, écrite avec une écriture tremblotante, me disant de m'adresser à son cousin Paul R., qui est en possession de presque toutes les archives et qui est en meilleure santé que lui. Il me donne l'adresse mail du cousin en question.

Ni une ni deux, je saute sur mon ordinateur et envoie un mail. Paul R. me réponds dans la journée et m'invite à venir le voir chez lui, en banlieue parisienne, pour voir les archives. Son cousin l'avait prévenu, il a déjà l'eau à la bouche, il veut savoir.

Je prends donc une après-midi complète pour y aller. Dans cette ville de la banlieue est de Paris, je trouve une vieille maison adorable, au fond d'un jardin fleuri. Monsieur et madame Paul R. sont un couple charmant, de près de 80 ans. Ils m'accueillent avec café, petits gâteaux, amabilité extrême, et une curiosité visible. Je me félicite d'avoir mis une jolie jupe qui me rend sérieuse et d'avoir apporté toutes mes archives concernant leur famille. Échange de politesses, madame nous laisse, et je me retrouve avec Paul R. dans sa grande salle à manger, dont la table est couverte de papiers.

Je lâche le morceau tout de suite et lui parle de ses ancêtres jansénistes. Il se redresse sur sa chaise et me dis qu'enfin, il comprend "tout". Tout, ce sont ces phrases sybillines qu'il a vues sur les kilos d'archives dont il dispose. Tout, ce sont ces personnages qui reviennent sans cesse dans les écrits de ses ancêtres, et dont il ne sait rien. Tout, c'est cette espèce de piété morbide qui transparaît dans les papiers qu'il me fait lire. Tout, c'est cette impression diffuse qu'il avait en compulsant pendant des années tous ces papiers. Parce qu'en fait, c'est lui qui a fait toutes les recherches, son cousin (qui était journaliste) n'a fait qu'écrire le livre.

Paul R. est un sociologue, ancien chercheur au CNRS. Il comprend tout de suite l'intérêt de ses archives pour mon travail. Nous discutons pendant des heures, il est avide d'apprendre, de comprendre. Il me propose de venir consulter quand je le souhaite ses archives, mettant à ma disposition un petit pavillon ancien dans un coin de son jardin, qu'il veut ranger et nettoyer pour moi. Je suis touchée, je le remercie, et je repars avec dans le coeur la joie d'avoir à la fois pu faire avancer mon travail et donner à cet homme charmant des clés pour comprendre l'histoire de sa famille, qui lui tient tant à cœur.

Nous avions convenu de nous recontacter rapidement, et voilà qu'une semaine plus tard, je reçois un gros paquet par la poste. Paul R. m'a photocopié toutes ses archives familiales, et me les envoie. J'ai reçu ainsi plusieurs colis, en tout peut-être 5 kilos d'archives, de mémoires, une copie du livre de son cousin, des dizaines et des centaines de pages à lire. Tout ce qu'il me fallait pour entrer dans la vie intime d'une famille janséniste. J'ai les généalogies, les actes de naissance, les testaments, la correspondance familiale, les mémoires des uns et des autres etc...

Par cet apport inespéré, je peux ajouter plusieurs chapitres à ma thèse, lui donner une profondeur humaine qu'elle n'aurait jamais eu sans cela. J'ai pu faire notamment une intervention publique à Port-Royal des Champs sur la vie des jansénistes au XIXe siècle qui a été, je crois, une révélation pour mes auditeurs, persuadés jusque là que le jansénisme du XIXe était seulement intellectuel. Grâce à cette famille, j'ai fait une plongée dans l'intimité des personnages que j'étudie depuis des années. Une vraie mine d'or.

Je ne sais pas si Paul R. et son cousin seront encore là quand je soutiendrai ma thèse. Paul R. n'a pas voulu venir à Port-Royal le jour où j'ai parlé de sa famille, par pudeur sans doute, pour ne pas me gêner. J'espère pouvoir le revoir à la soutenance. Il a bien aimé les chapitres où je parle de sa famille (que je lui ai bien sûr envoyés en primeur), même s'il m'a dit trouver étrange de voir les siens décortiqués et analysés de cette façon. J'ai une grande reconnaissance pour cet homme qui a accepté de livrer ainsi sa famille à mon œil inquisiteur, me faisant confiance, même si certains aspects de sa famille ne sont pas roses. Heureusement que je n'ai pas trouvé de convulsionnaire fanatique dans sa famille ! Juste une femme un peu "spéciale", dont je parlerai sans doute un jour, mais rien de bien grave.

Bref, ce message était à la fois une occasion de remercier publiquement Paul R. de sa générosité (même si je doute qu'il me lise un jour), et surtout, surtout, une façon de montrer un peu comment je travaille.

Vous faire comprendre, chers lecteurs, que la recherche en histoire n'est pas qu'une affaire de rats de bibliothèques. Qu'on y trouve de grandes joies intellectuelles et humaines. Qu'on peut se faire plaisir et faire plaisir. Qu'on peut, du jour au lendemain, voir son travail complètement chamboulé, qu'on peut par le fait du hasard tomber sur des pépites d'or, qu'on doit alors sauter sur l'occasion et les faire fructifier.

Même s'il est dur parfois de tenir son sujet sur le long terme, même si une thèse sur le jansénisme ne changera pas la face du monde et ne remplira jamais mon compte en banque ni mon assiette, pour des instants comme ceux-là, je suis contente de faire mon travail.

Cher lecteur, encourage moi, si ce genre de petites histoires te plaît, dis-moi ce que tu en penses et comment tu veux que je continue à parler de mes jansénistes.


3 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah oui c'est passionnant ! Bien sûr que ces petites histoires plaisent : tu fais le labeur et tu nous donnes le bonheur, qui n'en serait content ?

Ensuite tu as une plume et du style. Bon, ce n'est pas le lieu de détailler, mais tu écris bien.

Quand au contenu, plusieurs remarques :
* l'aspect historique et humain permet de rentrer facilement dans un domaine réputé pour la sécheresse et la fine complexité de son argumentaire,
* "ta" famille janséniste a pratiqué une réelle et stricte omerta sur l'appartenance janséniste. Aucune allusion explicite d'une telle allégeance. Cela procède manifestement d'un choix. Fut-ce un choix conscient ou une prudence face aux menaces du pouvoir civil ? Y a-t'il des recommandations jansénistes connues dans ce domaine ?
* Ton public était persuadé que le jansénisme du XIXe était seulement intellectuel, ça voudrait bien dire que toutes les familles jansénistes cultivaient une discrétion féroce...
Quand est-il des jansénistes d'aujourd'hui ? Est-il seulement envisageable d'en parler dans un espace public ?
*Il se dégage un parallèle amusant : de même que les jansénistes du XIXe ne sont pas seulement intellectuels, de même la recherche en histoire peut faire jouer des qualités de relations humaines. L'épithète "rats de bibliothèques" ne suffit pas à caractériser une personne, juste un pan de son activité.

A bientôt de te lire.

Anonyme a dit…

Je ne saurai te dire « comment [je] veux que [tu] continues à parler de [tes] jansénistes », mais une chose est certaine, il faut absolument que tu continues :)

Anonyme a dit…

@Stanlekub : OK chef, je continue alors ;-)
@Acer : ça c'est du commentaire ! Je vais essayer de te répondre point par point :
- Oui, l'aspect humain est primordial en histoire. Le jansénisme n'est pas un sujet très folichon mais après tout, c'est au chercheur de faire vivre ses sources, et s'il a envie de s'amuser et d'y prendre goût, il y arrivera.
- l'Omerta n'en est pas vraiment une. En fait, progressivement la famille R. s'est détachée du monde janséniste, et notamment après le concile Vatican I. Elle est restée profondément catholique, avec des "relents" jansénistes (notamment une austérité que mon interlocuteur m'a bien expliquée) mais sans aller plus loin. Il n'y avait pas de recommandations de discrétion intra-familiale chez les jansénistes (normal : ils avaient plutôt envie de faire vivre leur foi), mais en effet vis-à-vis du monde extérieur, la discrétion était de mise. Par exemple, beaucoup de mes jansénistes du 19e étaient dans la haute administration. Pourtant, nulle part dans leurs dossiers des archives je ne trouve de mention de "janséniste". Idem pour les dictionnaires biographiques de l'époque (type Bouillet ou Michaud), cet aspect est généralement méconnu.
- Pour ce qui est du jansénisme aujourd'hui, et des familles de tradition janséniste, un peu de patience, j'en parlerai un de ces jours...
- Est-ce que j'ai une tête de rat de bibliothèque ? Non mais je vous demande un peu... ;-)