vendredi 23 mai 2008

Le jansénisme est-il responsable de la déchristianisation ?

Une des (nombreuses) idées reçues sur le jansénisme en fait un des facteurs principaux de la déchristianisation française. Ce raccourci extrêmement courant mérite à mon avis qu'on s'y attarde un tout petit peu.

Lorsque je travaillais sur les manuels scolaires (voir le post consacré à ce sujet), j'étudiais des manuels de l'enseignement privé catholique. Cette accusation de déchristianisation revenait souvent. Dans les ouvrages du XIXe siècle concernant le jansénisme, c'est également un lieu commun. Il est certain que c'est assez commode, notamment pour des auteurs ultramontains, de faire retomber sur les jansénistes la responsabilité d'un échec qui commence à devenir patent.

L'argumentaire classique est le suivant : la morale janséniste était si rigoureuse, la théologie de la grâce si désespérante (c'est le terme souvent employé), la pratique sacramentelle si exigeante, que cela a détourné les gens de la pratique religieuse puis de la foi.

On peut lire ainsi, à propos d'un ouvrage paru en 1876 : "Port-Royal est pour beaucoup dans les causes qui amenèrent au XVIIIe siècle la révolution sanglante qui épouvanta le monde. C'est ainsi que telle page de Nicole engendra telle page de Diderot; […] que la mort de Louis XVI avait été le résultat de la rancune janséniste, se vengeant avec usure de la mort d'Arnauld sur la majesté royale. […] Par sa morale outrée, il favorisa la licence des moeurs qui perdit le XVIIIe siècle, par ses dogmes inhumains il enfanta l'incrédulité, par sa révolte contre l'autorité ecclésiastique, il enseigna la révolte contre l'autorité civile."

En regardant les choses à première vue, cela pourrait paraître assez plausible et logique. Trop d'exigence tuerait la volonté et l'enthousiasme des croyants, surtout quand ceux-ci n'ont pas le bagage intellectuel suffisant pour comprendre l'origine de ce qu'on leur demande. En gros, les curés jansénistes auraient imposé des choses trop dures à leurs fidèles, qui les auraient alors abandonnés.

Seulement il y a des choses qui ne collent pas. D'une part, si certaines constatations confirment l'adéquation entre zones touchées par le jansénisme et zones touchées par la déchristianisation de manière précoce (par exemple le grand bassin parisien), cela ne se vérifie pas partout.

D'autre part, les curés jansénistes étaient plutôt mieux vus de leurs paroissiens que les autres. C'est assez flagrant dans les sources, il y a vraiment une image de "bon curé", qui associe à sa piété austère la charité et donne l'exemple à ses fidèles. On voit alors assez mal pourquoi ceux-ci se détacheraient de la pratique religieuse à cause de leur prêtre.

Enfin, le bassin parisien mis à part, les zones de forte jansénisation, et d'autant plus les zones de jansénisme convulsionnaire, sont de tradition des zones de contestation religieuse. La grande région lyonnaise, par exemple, qui regroupe la majeure partie des groupes convulsionnaires connus et étudiés, n'est pas novice en matière de rebellion religieuse. Les Vaudois du XIIe siècle sont partis de Lyon et se sont installés notamment en Provence. Ils partagent avec les jansénistes un goût de la pauvreté et de la rigueur, un désir de revenir à l'Église primitive, et la traduction en langue vulgaire des textes saints. Ils s'installent également dans les vallées alpines qui seront ensuite elles-aussi marquées par l'Œuvre des convulsions.

Dans le sud-est du Massif Central, où les convulsionnaires sont très présent, il est difficile de ne pas penser aux Camisards et autres prophètes cévenols . Géographiquement, on est tout près. Dans la pratique, l'appel au merveilleux, l'exagération, les prophéties et l'habitude du secret sont des éléments constitutifs des groupes convulsionnaires comme des groupes protestants du XVIIe siècle.

L'autre terre de convulsionnaires est le sud-ouest, et notamment la région toulousaine. C'est avec des pincettes que je tenterai une évocation des Cathares, déjà parce qu'on les met un peu trop à toutes les sauces à mon goût, mais aussi parce qu'on s'éloigne alors des idées jansénisantes, l'exigence de vertu et d'austérité étant le seul point commun qui leur reste. Je préfèrerais me rattacher au protestantisme, et notamment au calvinisme rigoureux qui marque la région.

Il ne faut pas croire que je fasse l'amalgame entre jansénistes et protestants, loin de là. Il y a une différence importante entre les deux. Mais ce qu'on peut constater, c'est que le Poitou mis à part, les grandes régions de rébellion religieuse récurrente sont des régions touchées par le jansénisme et notamment par sa composante la plus outrée, le mouvement des convulsionnaires. Si relation il doit y avoir entre jansénisme et déchristianisation, elle vient peut-être plus de là, d'une tradition de méfiance populaire vis-à-vis de l'autorité ecclésiastique plus que d'un rejet de la théologie morale janséniste.

Venons-en au Bassin parisien maintenant. Il est vrai qu'il se déchristianise rapidement, dès le XVIIIe siècle. Mais observons les causes traditionnellement avancées pour la déchristianisation. En tête vient l'exode rural et l'anonymat des villes, qui casse les habitudes et isole les personnes. C'est sans doute une des principales explications de la déchristianisation de la région parisienne. Les luttes religieuses, l'avancée plus rapide qu'ailleurs des idées philosophiques (par proximité de Paris) et la circulation des idées contestataires en général sont également des causes plausibles de la baisse de la foi religieuse. Là encore, la jansénisation dans son acception contestataire est peut-être davantage une conséquence de l'éloignement religieux qu'une cause.

Je ne souhaite pas dédouaner à tous prix le jansénisme d'une quelconque responsabilité dans la déchristianisation de la France. Ni le faire passer pour ce qu'il n'est pas, et encore moins suggérer des amalgames entre le jansénisme et d'autres mouvements religieux. Mais je constate. Et lorsque je constate, je vois des coïncidences géographiques intéressantes, des liens à creuser, des choses peut-être moins simples qu'on pourrait le croire. Mais ce ne sont que des conjectures, pas des certitudes.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce qui me frappe dans cet argumentaire, c'est sa ressemblance avec celui employé dans les années 70 par ceux qui contestaient Vatican II ou plus précisément l'interprétation que le clergé français avait fait des dispositions du concile sur la liturgie et sur l'aménagement des églises (Druon, Fourastié, etc.). Ce qui n'est pas complètement étonnant si l'on songe que cette interprétation avait elle-même des points communs avec les idées et les actes de beaucoup de clercs jansénistes du 18e. Je pense notamment à ce curé d'Asnières, dont le nom m'échappe, qui sous la Régence célébrait la messe en français, mais on doit sûrement pouvoir trouver d'autres exemples de résurgences. Ce serait d'ailleurs en soi un beau sujet que d'étudier l'influence du jansénisme à la fois sur les prémices du concile en France dans les années 30 à 50 et sur sa "réception" par l'Eglise de France dans les années 60 et 70.

Anonyme a dit…

Le curé d'Asnières s'appelait Jacques Jubé. J'en parlerai un de ces jours, il a fait pas mal de choses intéressantes.

Sinon je ne sais pas s'il faut rapprocher cette accusation contre le jansénisme de Vatican II. Il y a certes le point particulier de l'office en langue vernaculaire, mais faire des jansénistes des "progressistes" me semble une chose un peu téméraire, notamment par la sévérité de la théologie morale qui s'accomode assez mal avec une certaine interprétation de Vatican II.

L'étude du jansénisme et de Vatican I est une chose passionnante et déjà bien étudiée, mais la question du jansénisme et de Vatican II ne me semble pas avoir été vraiment traitée jusqu'ici, au moins chez les historiens. C'est en effet une chose qui me paraîtrait intéressante, même si difficile parce qu'on arrive petit à petit à deux modes de pensée totalement incompatibles et des préoccupations foncièrement différentes.

Mais il est clair qu'il se trouve toujours des explications soi-disant imparables pour expliquer la baisse de la pratique religieuse. Qu'elles soient fondées ou non, d'ailleurs.

Anonyme a dit…

Autre idée à purger, également, la « fable » du rigorisme moral janséniste soi-disant "désespérant", que vous évoquez à juste titre, et que l'on retrouve aujourd'hui de nouveau largement distribuée à l'occasion, par exemple, de la récente reconnaissance par l'Eglise du caractère surnaturel des apparitions de Benoîte Rencurel au Laus dans les Hautes Alpes, alors que se cache sous cet argument peu sérieux, en ce qui concerne N.D. du Laus tout du moins, certaines prudences ecclésiales bien compréhensibles et surtout les intérêts très concrets des jésuites attachés aux profitables rentes procurées par l'exploitation du Sanctuaire voisin de Notre Dame d’Embrun.

Ainsi, cette fable fantaisiste d'un clergé janséniste impitoyable diffusant un christianisme sombre fut reprise sans examen critique par Yves Chiron qui, dans son « Enquête sur les apparitions de la Vierge », intitulera son chapitre sur le Laus : « Le Laus ou le jansénisme vaincu » dans lequel il déclara sans sourciller : « Les apparitions au Laus, dans le diocèse d'Embrun, par leur durée et leur spiritualité, apparaissent comme une réponse au jansénisme. Le diocèse était largement acquis au jansénisme et une partie du clergé va longtemps être hostile aux apparitions au Laus. Le jansénisme rigoriste, hostile à la communion fréquente et aux pèlerinages, se voit opposer, par des apparitions mariales, une religion plus miséricordieuse, où l'Eucharistie est exaltée, où les pécheurs sont appelés à la conversion et au pèlerinage. » ( Enquête sur les apparitions de la Vierge, Perrin, coll. Tempus, 1995, p.149).

Par ailleurs, il y a lieu de s'interroger si cette insistance à vouloir noircir par trop le jansénisme, n'est pas une façon de discrètement faire oublier la triste "Embrunade" qui aura pour conséquence la destitution de sa charge de Mgr Jean de Soanen (1647-1740), célèbre opposant à la bulle Unigenitus, indignement chassé de son diocèse.

Enfin, l'hypothèse d'une influence janséniste sur Vatican II m'apparaît vraiment peu recevable, tant les principes et les acteurs qui opérèrent la réforme conciliaires sont d'une nature relativement étrangère, c'est le moins que l'on puisse dire, aux positions augustiniennes.